Quand les décideurs en entreprise agissent comme des rats

Par Emmanuel Dion, professeur associé en marketing à Audencia Nantes École de Management  |   |  925  mots
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Un jeu de simulation, mené auprès des étudiants sur la base des enseignements de l'école de Palo Alto sur le comportement des rats, tend à briser le mythe de la grande entreprise rationnelle. Cette dernière serait en fait gérée d'une façon beaucoup plus aléatoire, voire presque superstitieuse, qu'une PME. Les décideurs n'y comprendraient pas toutes leurs décisions, et s'y comporteraient comme des rats de laboratoire... conditionnés.

Si l'on demandait aux gestionnaires d'entreprise d'expliquer comment ils prennent leurs décisions, on pourrait sans doute s'attendre à ce qu'ils justifient leurs actions en citant des qualités comme une bonne compréhension des affaires et un talent d'analyse bien développé. Pourtant, la gestion n'est pas une science exacte. La superstition peut également y trouver sa place et ce sont des rats de laboratoire qui nous montrent comment cela est possible.

Le monde de l'entreprise devient de plus en plus complexe, rendant ainsi quasiment impossible la prise de décisions managériales pertinentes uniquement sur la base d'informations sûres, même alliées d'une bonne dose d'expérience. En réalité, il est tout à fait possible pour un dirigeant de prendre une décision aléatoire et, par la suite, de reproduire cette décision dans la durée sans gage d'efficacité.

Revenons à nos rongeurs de laboratoire. Pendant les années 1980, le chercheur Paul Watzlawick faisait partie de l'école cognitiviste de Palo Alto aux États-Unis. Peut-être mieux connu pour son livre de référence sur la communication, « la Réalité de la réalité », cet expert en psychologie comportementale a rapporté une expérience qui, selon lui, prouve l'existence du rat « superstitieux ».

Les rats sont enfermés dans des cages intégrant un dispositif d'accès contrôlé par le chercheur. Le rat entend une cloche, le dispositif se déclenche et l'animal récupère sa nourriture. Après un certain temps, Watzlawick change radicalement la mise et le rat n'accède à la nourriture que s'il arrive à sa gamelle plus de dix secondes après le tintement de la cloche. S'il va trop vite, il ne mange pas. Bientôt le rat comprend qu'il existe un décalage entre l'ouverture de sa cage et sa récompense en nourriture.

Or il se trouve qu'un rat n'a aucune notion de la mesure du temps propre à l'humain. Ainsi, il remplit à sa façon les dix secondes qui s'écoulent entre sa libération et l'acte de manger. Certaines bêtes sautent, certaines tournent en rond, d'autres se grattent l'oreille. Chose étonnante, chaque rat répète les mêmes gestes avant d'atteindre la nourriture. Les sauts sont les mêmes, les séances de grattage aussi. Watzlawick en arrive ainsi à la conclusion que, comme le rat ne compte pas les dix secondes, il s'accroche plutôt à des gestes rituels, qu'il en vient à considérer comme la raison pour laquelle il réussit à manger. Le rat est devenu superstitieux. Bien que ses gestes répétitifs n'aient aucun lien avec sa réussite, il considère cette petite séquence de mouvements comme primordiale sans comprendre pourquoi. En gros, il s'est complètement trompé, mais persiste dans ses habitudes, convaincu du bien-fondé de sa démarche.

Une étude effectuée à Audencia sur des étudiants en management révèle certains traits de ressemblance entre les décideurs d'entreprise et ces rongeurs de Palo Alto. La recherche est pratiquée lors d'un jeu de simulation pendant lequel les étudiants doivent gérer une entreprise virtuelle. Parmi les variables habituelles, le professeur introduit un facteur X, en indiquant clairement que son effet sur la performance n'est pas prouvé. Or, bien que ce facteur soit réglé de telle sorte qu'il n'ait aucun effet sur la performance des équipes, on observe que nombre de managers en herbe choisissent de l'intégrer à leur stratégie, l'utilisant et le réutilisant sans savoir pourquoi. On remarque aussi que ce sont les équipes dirigeant les entreprises virtuelles les plus profitables qui sont les plus friandes du facteur X et qui, comme le rat, s'accrochent à cette superstition pour expliquer en partie leur réussite. Nous sommes ici loin de l'image du décideur bien informé et capable de justifier ses actions.

Que nous dit ce constat sur le monde de l'entreprise et ses managers ? Si l'on transpose ces résultats du monde du business virtuel au monde des vraies affaires, on peut postuler que les entreprises les plus rentables sont celles qui peuvent se permettre d'être les plus « superstitieuses ». De la même façon que les équipes performantes dans le jeu de simulation ne souffraient pas de leur choix contre-productif d'intégrer le fameux facteur X, on peut supposer que les gestionnaires des sociétés les plus profitables fondent au moins une partie de leurs décisions sur des superstitions dont l'efficacité n'a jamais été prouvée. Tout cela passe le plus souvent inaperçu puisque la bonne performance générale de l'entreprise arrive à absorber sans problème ces facteurs X. Quand on est riche, c'est finalement assez difficile de devenir pauvre comme le montre la tendance de la grande majorité des entreprises du CAC 40 à afficher de beaux bénéfices d'année en année.

Pour les petites et moyennes entreprises, la situation n'est sans doute pas comparable. Les moins puissantes des équipes d'étudiants, comme les entreprises plus modestes, sont dotées de moins de capacité à absorber des décisions « irrationnelles ». Limités en marge de manoeuvre, leurs dirigeants doivent agir presque uniquement sur des bases rationnelles sauf à compromettre l'existence même de leur entreprise.

Les conclusions susceptibles d'être tirées de ces constats mettent un grain de sable dans les rouages du management : les grandes entreprises sont gérées d'une façon plus aléatoire que les petites, les décideurs ne comprennent pas toutes leurs décisions et notre ami le rat se comporte comme un manager de demain.