Jean Peyrelevade : "Quand on érige la cupidité en principe, on entre dans le désordre"

Par Propos recueillis par Christelle Fradin et Guénaëlle Le Solleu  |   |  1695  mots
Utilité sociale des banques, renoncement des autorités françaises à leur imposer une régulation, mais aussi avenir de l'euro et de l'Europe... L'ancien patron du Crédit Lyonnais, aujourd'hui vice-président de Leonardo France, aborde ces sujets sans langue de bois ce lundi dans La Tribune. Retrouvez ici la version intégrale de cet entretien.

La Tribune : L'Euro et l'Europe vivent une crise sans précédent. Les pays semblent avoir compris la nécessité de l'austérité. Quel est votre diagnostic ?

Jean Peyrelevade - Les différents pays d'Europe, à des degrés divers, ont longtemps estimé, avec la complicité d'une large partie des économistes, que la dette publique était un élément actif et permanent de politique économique. Je ne partage pas ce point de vue. Plus je vieillis, moins je suis keynésien : on est devenu des drogués de la dette.

 

- Que reprochez vous à la dette publique ?

- Pour de mauvaises raisons, elle s'est accrue sur plusieurs décennies jusqu'à des niveaux proches de 50 à 60% du PIB. Ce niveau était à peine soutenable. La crise financière et la crise économique ont brutalement alourdi la dette publique à des niveaux (70 à 80% du PIB), qui ne sont plus soutenables. Les marchés viennent de le réaliser d'un coup, à partir de la découverte accidentelle de la fraude grecque sur son niveau d'endettement.

 

- Faut-il reprocher leur réaction très violente ?

- Il faut arrêter de se trouver des alibis. Qui sont les marchés ? C'est vous, moi, l'ensemble des citoyens et des institutions qui ont accepté directement ou indirectement de prêter de l'argent aux Etats qui avaient besoin d'emprunter. Les marchés, ce sont les prêteurs. Quand on en a besoin on les flatte. Et quand ils ne prêtent plus parce qu'ils ont perdu confiance, ils sont accusés de tous les maux.

 

- Quel discours faut-il leur tenir alors ?

Il n'y a qu'une seule solution. C'est l'affirmation solennelle et conjointe, par l'ensemble des pays de la zone euro, qu'ils vont réduire leur dette, de façon prédéfinie et affichée. Il faut dire, tout de suite, « voilà ce que nos allons faire ensemble ». Il ne suffit pas que chacun prenne des décisions dans son coin, l'heure est à la responsabilité collective. Les dirigeants de la zone euro y sont obligés s'ils ne veulent pas apparaître comme les responsables d'une faillite historique. A défaut, les marchés continueront leur pression, voire l'accroîtront.

 

- Cela serait suffisant ?

- C'est la solution qu'il faut prendre dans l'urgence. Au-delà, il faut traiter les problèmes structurels. Il est stupide d'avoir une monnaie commune si l'on a pas, en même temps, une solidarité absolue entre les différents émetteurs de cette monnaie, c'est-à-dire les Etats. Il faut résoudre de manière permanente la question de la garantie conjointe. En contrepartie, il faut exiger une discipline commune à hauteur de cette solidarité.

 

- Qui peut être le garant du respect de cette discipline ?

Il faut créer une instance d'approbation ou de censure des budgets nationaux. Refuser cette forme d'intégration de l'Europe, c'est aller vers sa désintégration. Les marchés vont imposer aux pouvoirs politiques européens de choisir entre ces deux voies. Et en attendant, l'euro est en sursis.

 

- Est-il en danger de mort ?

- Je ne suis pas trop pessimiste. Aucun des pays d'Europe n'a intérêt à voir disparaître l'euro. A commencer par l'Allemagne qui réalise plus de la moitié de ses exportations en Europe. Il faut se rappeler qu'à l'origine, la monnaie unique a été créée pour constituer un espace économique au sein duquel on puisse voir se développer les mêmes économies d'échelle qui existent aux Etats-Unis, ou existeront en Chine. Pour disposer d'une industrie puissante, il faut un espace unifié. Si l'euro disparaissait, les fluctuations des monnaies nationales auraient un effet destructeur sur l'appareil productif européen. Par ailleurs, sur le plan politique, une Europe divisée n'aurait plus aucun poids à l'échelle mondiale.

 

- La question des déficits se pose avec acuité en ce qui concerne le financement des retraites. Quelle est votre opinion ?

- Il est assez habile de polariser l'attention de l'opinion publique sur une toute petite partie du problème. On parle beaucoup plus du trou des retraites de 100 milliards dans 40 ans que du déficit de l'Etat de 150 milliards aujourd'hui. Ce dernier sujet est beaucoup plus urgent. Sur la question des retraites, si on ne change rien aux paramètres, on s'achemine vers un accroissement de 60% de l'effort demandé aux actifs puisqu'en 2005 il y avait 5 retraités pour dix actifs et qu'en 2050 la proportion sera de 8 pour 10. La solution, avec l'allongement de la durée de vie, passe au moins pour partie par un décalage progressif de l'âge de la retraite et de la durée des cotisations.

 

- Et quels efforts peut-on demander aux actifs ?

- La condition sine qua non avant toute réforme est d'arrêter de faire croire aux Français qu'il y a des ressources disponibles insoupçonnées à l'intérieur de l'appareil productif. Nous avons un grave déficit de compétitivité. Donc lorsque l'on parle d'un nouvel impôt sur le capital pour financer la retraite, j'y mets une condition : qu'on ne touche pas à l'auto-financement des entreprises, mais que l'on regarde plutôt les revenus du capital des ménages. Démonter la loi TEPA (à l'exception du crédit impôt recherche), supprimer le bouclier fiscal et accroitre l'impôt sur les revenus du patrimoine des ménages est le préalable à toute remise en ordre. Il n'y aura pas de redressement du pays sans un effort des Français et les plus riches y contribueront plus que les autres.

 

- A-t-on tiré toutes les leçons de la crise en matière de régulation financière et bancaire ?

- Barack Obama, probablement sous l'influence de Volcker, engage une vraie réforme des structures bancaires aux Etats-Unis. Le gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mervyn King, parle lui-même d'un retour au Glass-Steagle Act, c'est-à-dire à une séparation du financement de l'économie réelle et des activités purement financières. Et la nouvelle coalition au pouvoir se dit prête à étudier la question. Mais en France, le débat a été refermé avant même d'avoir été ouvert. Banques universelles, un système financier qui n'a pas été touché par la crise... Tout cela, c'est de la propagande. Le système bancaire de l'Hexagone a lui aussi été secoué.

 

- Quelle est votre philosophie pour la banque de demain ?
 

 

L'homme a le désir spontané d'enrichissement. Rien d'illégitime à cela. Mais il arrive que ce désir se transforme en cupidité. Tant que celle-ci reste individuelle, elle n'a à peu près aucune importance. Mais quand la cupidité devient le principe actif d'une institution, d'un système institutionnel, voire une valeur socialement reconnue, on entre dans le désordre. Qui plus est, en l'absence de croissance l'enrichissement se fait alors nécessairement au détriment d'autrui. C'est la fable des abeilles de Bernard de Mandeville revisitée. Ce n'est plus le vice individuel qui fabrique de la prospérité collective, mais l'inverse. Si je parviens à démontrer que je fabrique de l'intérêt général, mon enrichissement personnel devient légitime et à mes yeux sans limite. Faut-il interdire les activités pour compte propre ? Je n'ai pas la réponse. Mais on ne peut réguler un secteur financier sans se poser la question de l'utilité sociale des diverses activités financières. Et j'ai tendance à penser que les activités les plus rentables de la sphère financière sont celles qui offrent la plus faible utilité sociale. Aux Etats-Unis, le secteur financier représente quelques points de pourcentage du PIB, certainement moins de 10%, mais ses résultats représentent 40% de l'ensemble des résultats des entreprises. Si ce n'est pas la preuve d'une prédation, je me demande ce que c'est.

 

- Vous êtes donc pour un retour à une banque de financement de l'économie réelle ?

Une banque de crédit crée de la monnaie. La monnaie est un bien public. Si on veut protéger la monnaie, il faut veiller à ce que la banque fasse du crédit sans risque. Le financement du fonds de roulement de l'économie doit être accordé de manière prudente. La confiance en dépend. Les banquiers n'acceptent pas de leurs clients un effet levier supérieur, toutes dettes confondues, à 3 ou 4. Mais ils n'ont pas la même rigueur pour eux-mêmes et fonctionnent avec des leviers supérieurs à 20. Il n'est pas difficile de faire des profits dans ces conditions, tant que le risque ne se matérialise pas. L'excès de rentabilité est un mauvais signe. Qu'il existe une partie de l'activité financière plus risquée, plus volatile... très bien. Mais à condition qu'elle soit financée par une épargne déjà constituée et non par de la création monétaire.

 

- Comment cela ?

Le vrai problème dans la faillite de la banque Lehman Brothers, c'est que cet établissement se refinançait via le système bancaire classique. Si on sépare financement de l'économie des autres activités financières, il faut aussi interdire aux banquiers de crédit de prêter aux banques d'investissement. Les premiers auront seul accès au marché interbancaire, les seconds iront se financer intégralement sur les marchés.

 

- Y a -t-il des produits risqués sans utilité sociale qu'il convient d'interdire ? Quid de la titrisation ?

Tant qu'elle est financée par une épargne déjà constituée, la titrisation ne me choque pas. Ce que je trouve absolument anormal, c'est que des banquiers de crédit aient acheté pour leur propre compte ces produits-là. Quelle est l'utilité sociale pour un banquier français ou allemand d'acheter un CDO américain ? Ce débat doit avoir lieu. Pourquoi le parlement français n'a-t-il pas mis en place le même type de commission qui existe au Congrès américain ou au Parlement britannique ?

 

- Quel est le risque à refuser ce débat que vous appelez de vos voeux ?

Si on en reste là, ça recommencera. Tout système financier non régulé fait faillite. Les activités de marché des banques et leur financement n'ont jamais été convenablement régulés.