Prononcé lundi à Prague, le discours du chancelier allemand est doublement important pour la défense européenne. Important pour ce qu'Olaf Scholz propose mais aussi tout aussi important - sinon plus - sur ce qu'il ne dit pas (volontairement ?). Le chancelier appelle à une rationalisation des acquisitions d'armement en Europe. « Nous avons besoin d'une meilleure synergie en Europe en ce qui concerne nos capacités de défense. Nous devons renforcer notre interopérabilité », a-t-il expliqué à Prague. Pourquoi ? « Par rapport aux États-Unis, il y a beaucoup plus de systèmes d'armes différents dans l'UE. C'est inefficace, car cela signifie que nos troupes doivent s'entraîner sur des systèmes différents. L'entretien et les réparations sont également plus coûteux et difficiles », a-t-il précisé.
Les outils pour mettre en musique cette rationalisation existent déjà comme l'Agence européenne de défense (AED), le Fonds de défense (FED), qui a pris son envol cette année, et surtout l'OCCAr (Organisation conjointe de coopération en matière d'armement) appelé, selon les vœux d'Olaf Scholz à « devenir le noyau d'une Europe de la défense et de l'armement communs ». Mais le chancelier allemand souhaite également aller plus loin dans la coordination de la politique de défense des États membres. « Nous avons besoin d'un Conseil des ministres de la défense » pour développer et mettre en œuvre « une coordination encore plus étroite au niveau européen ». Ce vœu englobe aussi le niveau opérationnel. Ce qui est une vraie évolution de Berlin, qui depuis la guerre en Ukraine fait tomber les tabous.
« L'Allemagne travaillera avec d'autres États membres pour faire en sorte que la force de réaction rapide de l'UE soit prête à être projetée en 2025 - et fournira les troupes nécessaires à son déploiement. Cela nécessitera une structure de commandement et de contrôle claire. Nous devons donc doter la capacité militaire de planification et de conduite de l'UE - et, à moyen terme, un véritable quartier général de l'UE - de tous les moyens financiers, personnels et technologiques nécessaires », a-t-il expliqué.
Exportations : le dessous des cartes
Une fois ces évidences énoncées - ce que demande pourtant la France depuis de très longues années sans aucun écho -, certains axes proposés par Olaf Scholz, ont de quoi hérisser les Français. Logiquement. Car Berlin tente d'imposer certaines réglementations limitant la souveraineté des États membres de l'Union européenne (UE) et s'arroge le leadership de certaines filières où la France possède un savoir-faire et une expertise de très longue date. « Je suis ici (à Prague, ndlr), dans la capitale de la présidence du Conseil de l'Union européenne, pour vous présenter, ainsi qu'à nos amis européens, quelques-unes de mes idées pour l'avenir de notre Union. Ce sont des idées, des propositions, des pistes de réflexion, pas des solutions allemandes toutes faites » a-t-il souligné.
Pour rationaliser la filière européenne de défense, Olaf Scholz demande notamment aux pays membres de l'UE de « revoir toutes nos réglementations nationales, notamment celles qui concernent l'utilisation et l'exportation de systèmes fabriqués en partenariat ». Cette proposition est une arme contre les pays qui exportent en leur âme et conscience des équipements militaires à l'international, dont la France. La proposition d'harmoniser l'exportation d'armement en Europe, une antienne en Allemagne, a encore été rappelée dans le contrat de coalition (SPD, Verts et FPD) présenté en novembre 2021. Elle va d'ailleurs faire l'objet d'une loi allemande, qui sera restrictive et gênera probablement les intérêts français puisqu'elle pourrait remettre en cause l'accord de minimis de 2019 (pas de droit de veto allemand quand la valeur de composants allemands ne dépasse pas les 20%).
Cette nouvelle loi pourrait donc à terme fermer certains marchés aux industriels français, principalement dans les pays du Moyen-Orient, où la France exporte. Et quand on sait que le modèle économique de l'industrie de l'armement française n'est viable que si elle exporte... En revanche, cette loi favorisera les exportations allemandes au sein des pays de l'OTAN, où la France n'a eu jusqu'ici que peu de succès. Et ce que l'Allemagne va mettre en œuvre chez elle, elle souhaite aussi le mettre en place au niveau de l'UE. Ce qui serait une machine de guerre mortelle pour les industriels français. D'autant que ces décisions pourraient être prises à la majorité dans l'UE (et non plus à l'unanimité), comme le préconise Olaf Scholz :
« Je pourrais imaginer, par exemple, d'instaurer le vote à la majorité dans les domaines où il est particulièrement important que nous parlions d'une seule voix. Dans notre politique de sanctions, par exemple, ou sur les questions relatives aux droits de l'homme », a-t-il expliqué.
Défense aérienne : Paris mis sur la touche par Berlin
« Outre la fabrication et l'achat en commun, nos entreprises devront coopérer encore plus étroitement sur les projets d'armement », a souligné Olaf Scholz. Mais là encore, il ne ménage vraiment pas la France quand il évoque des futures coopérations européennes. A commencer dans les systèmes de défense aérienne. « L'Allemagne concevra cette future défense aérienne de manière à ce que nos voisins européens puissent être impliqués si nécessaire - comme les Polonais, les Baltes, les Néerlandais, les Tchèques, les Slovaques ou nos partenaires scandinaves », a-t-il lancé. Curieusement, ni la France, ni l'Italie ne sont mentionnées alors que ces deux pays ont de sérieuses références dans le domaine avec le système SAMP/T, dont le champ d'action est supérieur à 100 km et armé de huit missiles supersoniques Aster 30.
C'est donc sacrément culotté d'avancer un tel argument en expliquant en outre que l'Europe a « beaucoup de retard à rattraper en matière de défense contre les menaces aériennes et spatiales ». Et c'est d'autant plus culotté que l'Allemagne a claqué la porte à MBDA (Allemagne et Italie) et son partenaire américain Lockheed Martin. Les deux industriels proposaient à Berlin le programme le MEADS pour servir de base à un futur système de défense aérienne sol-air allemand : German Taktisches Luftverteidigungssystem (TLVS). In fine, Berlin a choisi un système de défense antimissiles israélien Arrow 3 Iron Dome.
« En Allemagne, nous allons investir de manière très significative dans notre défense aérienne au cours des prochaines années. Toutes ces capacités pourront être déployées dans le cadre de l'OTAN », a-t-il fait valoir à Prague.
C'est enfin encore plus que culotté quand Olaf Scholz estime que « non seulement un système de défense aérienne développé conjointement en Europe serait plus efficace et plus rentable que si chacun d'entre nous construisait ses propres systèmes coûteux et très complexes, mais il constituerait également un gain de sécurité pour l'Europe dans son ensemble et un exemple remarquable de ce que nous entendons par renforcement du pilier européen au sein de l'OTAN ».
Coopérations : quelle exemplarité de l'Allemagne ?
En matière de coopérations européennes, notamment avec la France, l'Allemagne se révèle être un partenaire très... versatile. En dépit des promesses du conseil franco-allemand de Toulouse en juillet 2017, Berlin a renoncé à plusieurs projets lancés en coopération avec Paris (missile MHT, programme de modernisation du Tigre, projet d'un avion de patrouille maritime...). D'ailleurs, Olaf Scholz n'a cité à Prague aucun des programmes lancés en coopération avec la France comme le char du futur (MGCS) ou encore le SCAF (système de combat aérien du futur), programme dans lequel est également monté l'Espagne. Il semble lointain le temps où le chancelier expliquait en février dernier qu'« il est important pour moi (...) que nous construisions la prochaine génération d'avions de combat et de chars d'assaut en collaboration avec des partenaires européens ».
Enfin, l'Allemagne a prévu, grâce à son fonds spécial doté de 100 milliards d'euros, de réarmer la Bundeswehr en achetant des équipements sur étagère, notamment américains très coûteux : 35 F-35 (8,4 milliards de dollars), 60 hélicoptères CH-53 (5,6 milliards d'euros), jusqu'à huit avions de patrouille maritime P-8, modernisation du système antimissiles Patriot. « Les 100 milliards d'euros avec lesquels nous allons moderniser la Bundeswehr en Allemagne dans les années à venir renforceront également la sécurité européenne et transatlantique », a-t-il expliqué. Il est vrai que l'Allemagne ne jure que par l'OTAN : elle "reste le garant de notre sécurité". Soit l'alpha et l'oméga de Berlin et d'Olaf Scholz, qui a oublié volontairement (?) de citer dans son discours la dissuasion nucléaire française. Pour mieux diminuer son rôle de protection de l'Europe alors que l'Allemagne a acheté des F-35 pour continuer la mission nucléaire (bombes B61) de l'OTAN ?
Sujets les + commentés