Stratégie lanceurs : comment l'Allemagne s'oppose fortement à Bruxelles et à la France

En matière spatiale, les coulisses révèlent crument les très fortes oppositions entre les grands acteurs institutionnels (UE, ESA et états membres). C'est ce que révèle le document officiel que La Tribune s'est procuré. Rédigé par le ministère des Affaires économiques allemand et envoyé à la Commission européenne, il montre comment Berlin s'oppose très fortement à Bruxelles et à Paris sur la stratégie à suivre dans le domaine des lanceurs. L'Allemagne conteste avec morgue le leadership que souhaite prendre la Commission européenne dans le spatial tandis qu'elle soutient une stratégie très différente de celle de Paris pour la filière lanceurs.
Michel Cabirol
Autant Paris souhaite tourner la page très rapidement d'Ariane 6 jugée non compétitive en développant un démonstrateur dès 2025, autant Berlin veut amortir cet investissement de 4 milliards d'euros, dont 1 milliard financé par l'Allemagne, pour au moins les 15 prochaines années.
Autant Paris souhaite tourner la page très rapidement d'Ariane 6 jugée non compétitive en développant un démonstrateur dès 2025, autant Berlin veut "amortir" cet investissement de 4 milliards d'euros, dont 1 milliard financé par l'Allemagne, "pour au moins les 15 prochaines années". (Crédits : ArianeGroup)

Tout comme la France, l'Allemagne, via le ministère des Affaires économiques et de l'Énergie, a répondu en février au questionnaire de la Commission européenne sur l'avenir des lanceurs en Europe. Mais avec beaucoup de réticences et d'agacements car l'Allemagne se dit "préoccupée" par "la raison d'être" de ce questionnaire et le "besoin d'ambitions suggéré" de Bruxelles dans le spatial en général, et en particulier dans le domaine des lanceurs. "Contrairement à la logique même du questionnaire, l'Allemagne ne voit pas la Commission européenne et l'UE se charger de la mission d'assurer un accès indépendant, fiable et rentable à l'espace", estime le ministère allemand, qui tire à boulets rouges tout au long d'un document officiel que La Tribune s'est procuré.

L'approche de la Commission européenne "semble non seulement négliger les principes bien établis dans la prise de décision stratégique et la définition des politiques au niveau européen, mais elle est également en contradiction avec la répartition efficace des rôles et des responsabilités en Europe, en particulier du rôle essentiel que l'ESA, l'Agence spatiale européenne, joue dans le secteur spatial européen", explique le ministère allemand des Affaires économiques et de l'Énergie. L'Allemagne souhaite cantonner la Commission à un rôle d'utilisateur des services de lancement d'Ariane 6. Pas plus...

"Les activités spatiales doivent être motivées par les besoins réels et non par le désir de créer une demande de services de lancement", explique l'Allemagne, qui donne une leçon à la Commission.

L'Allemagne s'oppose à Thierry Breton

Très clairement, l'Allemagne n'apprécie pas du tout l'initiative de la Commission européenne, et notamment du commissaire européen en charge du marché intérieur Thierry Breton, qui s'occupe de la politique spatiale européenne. Cette démarche "n'est pas conforme aux attentes de l'Allemagne concernant une politique européenne appropriée des lanceurs. Enfin, au-delà de la gouvernance et des considérations de fond, l'Allemagne a du mal à comprendre l'orientation actuelle que la Commission propose pour les activités spatiales liées à l'UE en général. Du côté de la gouvernance - et contrairement à la logique même du questionnaire -, l'Allemagne ne voit pas la Commission européenne et l'UE se charger de la tâche d'assurer un accès indépendant, fiable et rentable à l'espace", selon le ministère allemand.

Tout comme elle ne voit "aucune nécessité pour l'UE de rechercher une position de leader sur la scène mondiale dans le secteur des lanceurs". D'autant que si Berlin est attachée à l'indépendance européenne en matière d'accès à l'espace, elle continuera à garantir cet accès via l'ESA, soutenue par l'Allemagne. Ambiance. "Il incombe à l'Agence spatiale européenne et à l'industrie de fournir des lanceurs et leurs technologies pour les besoins européens", martèle d'ailleurs le ministère allemand.

Ariane 6 est le lanceur européen pour 15 ans au moins

Il est clair en outre que la France et l'Allemagne ne sont pas du tout alignées sur la stratégie à suivre sur l'avenir des lanceurs européens. Mais pas du tout sur plusieurs sujets vitaux. Autant Paris souhaite tourner la page très rapidement d'Ariane 6 jugée non compétitive en développant un démonstrateur dès 2025, autant Berlin veut "amortir" cet investissement de 4 milliards d'euros, dont 1 milliard financé par l'Allemagne, "pour au moins les 15 prochaines années". Selon l'Allemagne, le successeur d'Ariane 6 ne doit arriver qu'au "milieu des années 2030". Elle estime les coûts de développement pour un nouveau lanceur à "au moins 6 milliards d'euros" et pour une famille de lanceurs complète à plus "de 10 milliards d'euros".

"Dans le même temps, des questions fondamentales restent sans réponse : comment ces ambitions seraient-elles financées sans mettre en danger l'actuel programme spatial de l'UE qui manque déjà de financements suffisants ?", s'interroge ironiquement le ministère des Affaires économiques et de l'Énergie.

Pas question donc de lancer les travaux pour le prochain lanceur lourd européen. Pourquoi ? Selon l'Allemagne, "la question du lanceur qui succèdera à Ariane 6 - et plus encore du "choix technologique" d'un tel lanceur - est prématurée. Surtout, nous ne voyons aucune avancée en soi sur d'éventuelles percées ou nouvelles technologies disruptives (...). Il n'appartient pas à la Commission ou aux agences nationales de les définir". Pour l'Allemagne, "aucune" technologie disruptive "fondamentale n'est apparue depuis 60 ou même 70 ans". A l'exception de la réutilisation du premier étage qui est jugée par Berlin comme une "petite modification". "Le contexte technique n'est en aucun cas disruptif", affirme le ministère des Affaires économiques et de l'Énergie, qui suggère qu'il est urgent d'attendre pour lancer une nouvelle famille de lanceurs européens.

Si la France juge vital de poursuivre le modèle économique des lanceurs européens avec Ariane 6 (lancements institutionnels et commerciaux), l'Allemagne ne partage pas non plus cette vision. "La participation (d'Ariane 6, ndlr) à la compétition mondiale basée sur des subventions payées par les contribuables européens n'est pas souhaitable", affirme le ministère allemand. Résultat, "un système de lancement compétitif européen au niveau mondial n'est pas un objectif prioritaire pour l'Allemagne". D'autant que la compétition est, selon elle, complètement biaisée : "la demande institutionnelle nettement plus importante aux États-Unis, en Russie et en Chine financera toujours les offres commerciales de manière croisée. Un système européen ne pourrait survivre dans cet environnement qu'avec de lourdes subventions gouvernementales annuelles". C'est donc non.

"Pas touche" au retour géographique

Ce n'est pas une surprise, l'Allemagne défend le retour géographique mis en place par l'ESA alors que, de son côté, la France souhaite le réformer pour rendre la filière plus compétitive. Ce n'est pas l'avis de Berlin. Et menace même. Sans les règles de l'ESA, la répartition industrielle "forcerait vraisemblablement presque tous les États membres (y compris l'Allemagne) à se retirer ou à ne plus soutenir les développements du lanceur. En conséquence, cela supprimerait l'incitation pour la majorité des États membres de l'UE à utiliser des lanceurs européens", explique-telle. Ou comment l'Allemagne dicte par la force sa volonté... et tient absolument en même temps à éloigner de la filière lanceurs la Commission européenne, qui "tant qu'acteur supplémentaire aurait probablement même un effet négatif".

En revanche, Berlin souhaite introduire de la concurrence dans la filière industrielle. Notamment en faisant émerger des rivaux face à ArianeGroup et ses fournisseurs à l'image de l'irruption de SpaceX qui s'est installé durablement aux Etats-Unis à la fin des années 2000. C'est pour cela que l'Allemagne recommande d'éviter de "concentrer" tout le développement d'une nouvelle famille de lanceurs européens pour environ 6 à 10 milliards d'euros sur les "acteurs industriels existants (ArianeGroup et sous-traitants)". Par ailleurs, "l'UE, en tant que client des services de lancement, devrait - avec l'ESA et les utilisateurs nationaux - réfléchir aux moyens d'introduire des éléments de concurrence dans ses achats de services de lancement", assène le ministère des Affaires économiques. Clairement, Arianespace est également dans le collimateur de Berlin.

"Jusqu'à aujourd'hui, il n'y a pas de concurrence européenne possible dans les catégories actuelles de lanceurs Ariane - et Vega -, alors qu'une concurrence vivante émerge dans le domaine des micro-lanceurs dans toute l'Europe. La prochaine étape logique serait de développer cette concurrence sur des systèmes de lancement et de charges utiles plus lourds", explique l'Allemagne.

Michel Cabirol

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Commentaires 33
à écrit le 07/11/2021 à 11:14
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Les parents du jeune modérateur qui s'amuse sur ce fil sont demandés à l'accueil: "https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/inflation-les-gouvernements-pris-a-leur-propre-piege-895724.html"

à écrit le 02/05/2021 à 9:16
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Pour faire simple , s'est celui qui paie les factures est çelui qui décides ... L'Allemagne défends sont industrie et imposse les grands programmes . Donc, comme la France est incapable se stopper l'immigration et de reduire ses depence sociale ( l...

à écrit le 21/04/2021 à 21:31
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C'est pourtant simple ! L'Allemagne défend ses industriels en priorité ! Déteste dépenser de l'argent public pour rien ! Et surtout déteste les strates administratives inutiles ! Conclusion c'est le contraire de la France qui invente avec un certain ...

le 24/04/2021 à 8:54
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Encore du french bashing à 2 balles...

à écrit le 21/04/2021 à 18:20
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La commission européenne outrepasse constamment ses attributions : la dernière en date, les dimensions des latrines et le diamètre du tuyau d'écoulement arrière

à écrit le 21/04/2021 à 13:34
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Nous avons deux problèmes fondamentaux: D'une part la Commisssion Européenne et l'ESA sont en complet recouvrement et se battent pour savoir qui sera le chef, d'autre part la C.E. ne connait rien au spatial et ne fait que de la politique et l'ESA n'a...

le 21/04/2021 à 14:02
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"l'ESA n'a jamais considéré dans ses prérogatives de construire une industrie efficace"... C'est la mission première de l'ESA de soutenir l'industrie Européenne et même d'en définir les compétences, comme lorsqu'elle décide que la compétence horloge ...

le 21/04/2021 à 23:02
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"C'est la mission première de l'ESA de soutenir l'industrie Européenne et même d'en définir les compétences" Ce qui ne signifie nullement pour l'ESA choisir le plus efficace. Le retour géographique est une calamité. Si vous avez l'occasion de disc...

le 22/04/2021 à 8:15
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Merci. J ai travaille 15 ans dans le secteur spatial dont 8 a l ESA..le retour geographique c est impose par le systeme intergovernmental lequel au passage ne s applique pas a la Commission Si decriee. Mais Si vous avez un meilleur systeme n hesitez ...

à écrit le 21/04/2021 à 12:45
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Des rasoirs jetables ! Des couverts jetables ! Des gobelets jetables ! Mais que diront on d'une voiture jetable ! Alors une fusée !!

à écrit le 21/04/2021 à 12:12
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l'ESA a profité de la traversée du désert de la NASA au tournant des années 90, pour prendre le leadership des vols cciaux de satellites ds les années 2000, en captant plus de 50 % de ce marché. Forte de ce quasi monopole, elle s'est contenté, ds les...

à écrit le 21/04/2021 à 11:55
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La France a en effet pas vu l émergence des nano sat et a ignoré la baisse significative du marché des "gros satellites" de 50/an le marché aujourd’hui est à une dizaine Par ailleurs contrairement à Space X Ariane est "plombée " par le retour géogr...

à écrit le 21/04/2021 à 11:35
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si vous etes encore a douter de la véritables envie de construction europeenne de l'allemagne voici un episode de plus dans sa volonté de rupture tout est prétexte pour valoriser l'industrie germanique contre le reste de l'europe il est temps po...

le 21/04/2021 à 13:38
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Effectivement il y a une pression Allemande assez malsaine en ce moment pour récupérer un maximum de retour dans l’aéronautique. C’est malsain parce que pas toujours justifié et l’Allemagne, qui est tout de même une grande nation de l’aéronautique, n...

le 21/04/2021 à 15:12
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chaque pays defend ses interets. rien d anormal a ca. vous croyez que la France va abandonner la PAC qui pourtant est completement depassée ? Idem avec le parlement a Strasbourg Il y a au moins un point au je suis d accord avec les allemands: la ...

à écrit le 21/04/2021 à 11:06
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L'allemagne cherche comme d'habitude a siphonner le savoir et la technologie française dans l'armement, aéronautique, et le spatiale... Sa stratégie est toujours prévisible: On promet d'avoir des besoins supérieurs afin d'obtenir plus de retour gé...

à écrit le 21/04/2021 à 10:37
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C'est une "union" qui se prétend forte... mais dont chacun y puise les avantages et évacue sur les autres les inconvénients! Bref! L'union des faiblesses ne fait pas une force! Mais les multinationales ne s'en plaindront pas!

à écrit le 21/04/2021 à 10:35
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C'est une "union" qui se prétend forte... mais dont chacun y puise les avantages et évacue sur les autres les inconvénients! Bref! L'union des faiblesses ne fait pas une force! Mais les multinationales ne sont plaindront pas!

à écrit le 21/04/2021 à 10:30
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Nous allons doucement mais surement vers un éclatement de l'UE avec un nord mené principalement par l'Allemagne et les Pays Bas et un sud mené par la France avec un allié temporaire l'Espagne pour ce dernier,selon sa majorité basculera soit dans un...

le 21/04/2021 à 15:08
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@surement votre analyse ne tient pas la route 1) un sud "mené" par la France voila notre problème depuis toujours : il s'agit de coopérer de travailler ensemble pas de commander! 2) pourquoi l'Espagne "allié temporaire" expliquez vous : peu d' h...

le 21/04/2021 à 18:05
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Je pense que vous avez lu trop vite mon commentaire. Comme vous dites la France avec son siège à l'ONU et sa bombe est peu de chose. La France est toujours arrogante mais incapable de tenir ses engagements. J'ai eu la chance par mon métier de passer ...

le 22/04/2021 à 18:57
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a surement ;Pour mener l Europe du spatial et de la défense comme d habitude vous voyez la France mener les pays comme l LESPAGNE et L ITALIE ce laisser commander par l arrogance françaises mais comme pour l avion européen cela ne marche pas les aut...

à écrit le 21/04/2021 à 10:30
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Oui, on connaît l'Allemagne de Merkel maintenant. D'abord toujours contre histoire de se faire prier, puis pour mais demandant le max de retour géographique puisque c'est elle qui paie le plus. Si les idées valaient de l'or, la France serait riche ca...

à écrit le 21/04/2021 à 10:27
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Après avoir rigolés pendant des années des déboires de SpaceX en regardant les 1er étages de leurs fusées s'écraser sur une barge en mer, Arianespace et toute la clique de lobbyistes bruxellois se retrouve aujourd'hui avec pour seul projet, une Arian...

à écrit le 21/04/2021 à 10:18
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Une fois de plus, la bureaucratie européenne, (qui s’est approprié le titre "d’Europe", alors que l’Europe, ce n’est pas cela), montre qu’elle est un problème, pas une solution. Depuis 40 ans, le spatial a très bien fonctionné sans eux ! Malheureusem...

à écrit le 21/04/2021 à 9:42
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La position Allemande a le mérite de la cohérence. Ariane6 a été conçue pour des lancements moins chers. La France veut tout changer dans l'urgence mais le problème est qu'il n'y a aucune stratégie spatiale en europe. Sur Ariane 6 les industrie...

à écrit le 21/04/2021 à 9:06
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La commission devrait interdire d'utiliser autre chose qu'Ariane pour toute commande publique ou para publique. Il vaut mieux que la commission spécialisé les pays, les retombées de charge de travail doit se voir au global et non par projet comme le...

à écrit le 21/04/2021 à 8:02
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Ah, l’Allemagne. Ils sont contre toujours. Jusqu’à ce que les autres fasses dés concessions et donnent leur donne de la charge de travail, le leadership, des technologies, etc Ah, la France. Qui propose des avancées, veut faire bouger les lignes, ...

le 21/04/2021 à 10:33
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"La France qui propose de travailler en équipe"... la blague ! Cette France qui a fuit le 1er projet de conception d'un avion de chasse commun en Europe? Auquel à participé l'Allemagne... Projet anglo-italo-spano-allemand... Un seul réfractaire.... ...

à écrit le 21/04/2021 à 7:34
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L'Allemagne, encore une fois ... le couple franco-allemand est une legende chimérique.

le 21/04/2021 à 9:18
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C'est un jolie conte pour enfants !

à écrit le 21/04/2021 à 7:29
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Faites du bien à un vilain...

à écrit le 21/04/2021 à 6:47
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C'est bien l'europe....

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