En dehors de la Bourgogne, où la graine de moutarde brune (la Brassica Juncea est la seule autorisée dans la recette de la moutarde de Dijon) est semée l'hiver (car l'Association Moutarde de Bourgogne (AMB) et les organismes de recherche qui travaillent sur la diversité variétale ont lancé une variété d'hiver plus productive), partout ailleurs dans le monde, la graine de moutarde est une culture de printemps.
La récolte 2022 est en cours d'être semée au Canada. Cela aurait dû également être le cas en Ukraine. Habituellement, les agriculteurs ukrainiens sèment de la graine jaune (Sinapis alba) qui sert à alimenter le marché de l'Europe de l'Est. Une graine dont les industriels français n'ont pas besoin.
L'Ukraine ne pourra pas dépanner la Bourgogne
Mais, cette année les pratiques auraient pu changer. « Les agriculteurs ukrainiens, connaissant la pénurie de la graine brune chez nous, étaient prêts à en cultiver », confie Luc Vandermaesen, directeur général de Reine de Dijon (40 millions de chiffre d'affaires; 160 salariés). Autre avantage : le délai de transport avec l'Ukraine est plus court qu'avec le Canada. « Ce troisième fournisseur de graines nous aurait permis de faire le joint entre octobre et novembre 2022 et de continuer à livrer nos moutardes, en se basant sur ces graines de dépannage », souligne Luc Vandermaesen.
Autre impact quasi immédiat : l'absence de culture de graines jaunes sur le marché actuel entraîne un report des besoins de graines jaunes non satisfaits sur la récolte canadienne (qui fournit aussi cette variété). D'où une tension des prix sur les deux variétés de graines. « Non seulement, nous n'aurons pas assez de graines brunes, mais elles seront plus chères. C'est la double peine ! », constate Luc Vandermaesen.
Facteur aggravant: la réduction de la capacité de production en 2021
Avant même que la guerre en Ukraine n'éclate, les quatre producteurs de moutarde de la région - qui représente 90% du tonnage français - était déjà en situation de pénurie de 50% de leurs besoins en graines, depuis l'été dernier à cause des mauvaises récoltes tant au Canada qu'en Bourgogne. « Nous avons été contraint de réduire notre capacité de production compte tenu du manque de graines sur le marché. Sur le quatrième trimestre 2021, nous avons ralenti d'environ 10 %, sur 2022 la tendance s'oriente plutôt de 15 à 20 % pour l'instant », précise Luc Vandermaesen. « Le souci est que nous vivons au jour le jour. Nous ne savons pas si nous aurons des livraisons supplémentaires dans les mois à venir. Il y a beaucoup d'incertitudes, en particulier avant la nouvelle récolte », poursuit-il.
Concurrence de cultures : la tentation du tournesol pour les agriculteurs
Même si l'Association moutarde de Bourgogne s'est entendue avec les agriculteurs pour assurer une quantité minimale aux producteurs locaux, les récoltes de graines cultivées dans la région sont entrées en concurrence avec d'autres cultures.
« Compte tenu de la défaillance de tout ce qui va manquer, les agriculteurs pourraient être tentés localement de produire du tournesol », s'inquiète Luc Vandermaesen. « Ceux qui l'ont fait l'année dernière ne l'ont pas regretté car il y a eu un bon rendement et les prix ont augmenté », poursuit-il. Pourquoi s'embêter à cultiver de la graine de moutarde plus fragile alors qu'un déficit en tournesol est en train de se créer à cause de la guerre en Ukraine ? D'autant plus que la culture de tournesol nécessite peu d'azote et peu d'intrants alors que, depuis quelques années, la filière doit aussi combattre les méligèthes, un insecte qui s'attaque à la culture de la moutarde et sur lesquels les agriculteurs ne peuvent plus utiliser d'insecticide.
Verre, métal, carton plus chers à produire: le prix des emballages flambe
Côté emballage, les producteurs de moutarde paient également le prix fort car la plupart utilisent du verre qui nécessite de grandes quantités de gaz pour sa production. « Au premier avril, nos fournisseurs verriers ont imposé une hausse de 10% supplémentaire non négociable, liée à la hausse du prix du gaz », confie Marc Désarmenien, directeur général de Fallot (9 millions d'euros de CA, 22 salariés), l'un des plus petits producteurs de la région, qui représente 5% du marché français. Outre la hausse du prix de l'énergie, la guerre en Ukraine a également mis à l'arrêt ou détruit certaines verreries qui alimentaient le marché européen.
La filière de la moutarde souffre d'autres flambées. « Le métal nécessaire pour nos capsules fermant les pots a augmenté de 40 à 50% tandis que, depuis juin 2021, le carton connaît une inflation régulière de 25% », note Luc Vandermaesen. Or, l'Ukraine et la Russie fournissaient une grande partie du bois nécessaire à leur conception. Ce qui contribue à crisper davantage le marché.
Reine de Dijon a pu répercuter ces hausses de coût sur ces prix de vente, « jusqu'à 75% de hausse pour du vrac à un industriel ». Par ailleurs, «les petits flacons ont subi une augmentation de 25% de leur prix », précise Luc Vandermaesen. L'entreprise familiale Fallot n'a quant à elle pas encore augmenté ses tarifs. Sa petite taille lui permet peut-être d'être plus agile : « Pour l'instant, nous encaissons les hausses de prix des matières premières, des emballages, des coûts de l'énergie et du transport mais, si ce contexte venait à perdurer, nous serions obligés de faire passer de nouveaux tarifs sur 2022 », avoue Marc Désarmenien.
Chute de la production française : l'espoir est dans la recherche
Réchauffement climatique, concurrence des cultures, difficulté à traiter les parasites après les interdictions de produits phytosanitaires, « la production française est passée de 12 .000 tonnes en 2016 à 4. 000 tonnes aujourd'hui », indique Fabrice Genin, président de l'association des producteurs de graines de moutardes en Bourgogne. Après cinq années de faibles voire mauvaises récoltes, l'objectif 2022 serait d'atteindre de nouveau ce niveau de production satisfaisant.
La recherche variétale qui travaille sur le sujet depuis une quinzaine d'année pourrait trouver une solution à condition de concevoir la variété qui convienne à la fois aux agriculteurs en termes de revenus et aux moutardiers en termes de qualité. Pour cela, Luc Vandermaesen lance un appel aux pouvoirs publics : « Il faut intensifier le programme de recherche avec davantage de moyens humains et financiers. »
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