« L'automobile individuelle reste le mode de transport privilégié »

Par Propos recueillis par Nabil Bourassi  |   |  806  mots
Yves Crozet est un économiste spécialiste des transports, professeur à Sciences Po Lyon (Université de Lyon II), membre du Laboratoire Aménagement Économie Transports (LAET).
L'économiste Yves Crozet s'interroge sur l'efficacité des politiques publiques pour encourager le développement des nouvelles mobilités. Selon lui, la digitalisation ne résout qu'une partie du problème, et l'État devra probablement manier le « bâton » s'il veut changer les habitudes.

LA TRIBUNE - Les pouvoirs publics, les entreprises et les citoyens n'ont plus qu'un mot à la bouche : les nouvelles mobilités. Est-ce que selon vous nous sommes à la veille d'une révolution ?

YVES CROZET - Il y a assurément une révolution digitale. Des nouvelles applications, des services et des nouveaux usages... Mais, je ne vois rien encore qui puisse changer un état de fait : l'automobile restera le vecteur de mobilité dominant, et ce pour encore très longtemps. D'ailleurs, cette révolution digitale que vous évoquez ne fait que conforter la place de la voiture puisque la plupart des innovations tournent autour de l'autopartage, du covoiturage ou du véhicule connecté. L'erreur à ne pas commettre serait d'imaginer que la diffusion de nouveaux modes de mobilités connaisse la même courbe exponentielle qu'avait connue, à l'époque, le téléphone portable. Nous assistons donc bien à une digitalisation par les octets qui réduit le coût de l'information, mais en aucun cas elle ne réduit à zéro le coût de la voiture ni même, pour l'instant, celui de la conduite.

Comment réduire la place de la voiture dans notre société ?

En zone urbaine dense, car c'est là qu'il y a un problème, une solution radicale consisterait à interdire l'autosolisme. Cette décision suppose un grand courage politique et elle nécessite de nombreux aménagements urbains qu'on ne peut pas négliger comme les points d'arrêts. Autre solution, instaurer un péage urbain comme à Londres ou Stockholm. Face à la solution de facilité que représente la voiture individuelle, les pouvoirs publics peuvent-ils, sans recourir à la contrainte, transformer des habitudes fortement ancrées dans les comportements ? La digitalisation ne traite qu'une partie du problème.

Vous pensez donc qu'il faut des décisions coercitives...

Pour l'heure, les solutions digitales ne répondent pas aux besoins. En 2015, lorsqu'à Paris, le RER A a fermé pendant l'été, la RATP avait noué un accord avec une start-up pour organiser un covoiturage intelligent justement pour compenser le désagrément de cette fermeture. Le dirigeant de la start-up attendait 70 000 usagers... Seulement 3000 se sont inscrits sur son site. Tant que l'automobile individuelle est possible, elle reste le mode privilégié. Changer cela suppose de ne pas seulement parler des « carottes » que sont les applications sur les smartphones mais des « bâtons » que l'on est prêt, ou non, à utiliser.

Certains accusent justement la Ville de Paris de mener une politique coercitive en matière de mobilité...

Cet exemple résume parfaitement le problème classique auxquelles sont confrontés les pourvoyeurs de services de mobilités : celui de la gouvernance. La politique de la ville de Paris, qui est riche et ne finance pas les transports publics, consiste à se soucier exclusivement de ce qui se passe intramuros. Dans sa circonscription électorale, elle cherche à réduire la pression automobile sans se soucier de la périphérie. Or la dynamique urbaine, notamment en matière de logement, se situe en première et deuxième couronnes. Dans toutes les périphéries des agglomérations s'observe le même phénomène, plus d'habitants et plus de déplacements en voiture.

La problématique des mobilités ne concerne pas seulement les transports, mais également l'urbanisme. La région parisienne est organisée en cercles concentriques, avec des zones denses et d'autres moins. C'est un problème ?

La configuration urbaine joue évidemment beaucoup. Quand vous regardez certaines villes espagnoles, la zone dense s'arrête brusquement. Vous passez sans transition de la ville aux champs. Dans ce cas de figure, la densité urbaine donne du sens aux transports en commun. En France, il est frappant de voir à quel point les agglomérations sont étalées, cela change totalement l'équation économique du déploiement des transports en commun.

Pensez-vous que la solution réside dans l'élaboration d'un écosystème multimodal?

Les nouvelles solutions de mobilités sont multiples ! Mais, aucune ne pourra se généraliser. Prenons l'exemple du gyropode ou de l'overboard [véhicules électriques monoplace, ndlr]. Ces appareils sont pratiques mais trop lents ou trop rapides. Ils ne peuvent répondre à une problématique de mobilité de longue distance à cause de leur lenteur comparée à l'automobile ou à la moto. Mais leur rapidité relative par rapport à la marche à pied empêche de les imaginer venir saturer les trottoirs, pour des raisons de sécurité. C'est la même logique pour le vélo partagé. La courbe de diffusion de ces innovations est pour chacune limitée à 2 voire 3 % du marché, mais cumulées, elles peuvent résoudre une partie du problème. En zone urbaine, les transports en commun resteront la colonne vertébrale des services de mobilité. L'incertitude demeure sur l'automobile. Autonome ou pas, restera-t-elle une voiture individuelle ? Ou va-t-elle devenir plus collective ?