LA TRIBUNE: Presque deux ans et demi après le lancement du plan Hulot doté de 100 millions d'euros, pourquoi avoir attendu le plan de relance pour débloquer 7 milliards d'euros et faire émerger une filière de l'hydrogène vert ?
AGNES PANNIER-RUNACHER: L'hydrogène constitue à la fois un enjeu de souveraineté technologique et d'indépendance énergétique, de même qu'il est une brique indispensable à la transition énergétique. Il est un must-have, si j'ose dire, en termes de mobilité - trains, avions, bateaux, engins de travaux publics, machines agricoles - et en matière de décarbonation de l'industrie.
C'est pour cela que l'hydrogène a été identifié dans le plan Hulot et a été un axe important de travail dans la préparation du Pacte productif piloté par Bruno Le Maire et qui, rappelez-vous, devait être présenté en avril 2020. C'est pourquoi cette brique s'est naturellement retrouvée intégrée au plan de relance. Le Conseil de l'innovation l'a en outre mis en avant comme un marché clé sur lequel la France devait rapidement se positionner, et l'Europe en a fait un de ses chantiers de valeurs stratégiques.
Il n'empêche qu'aujourd'hui 95% de l'hydrogène produit dans le monde est gris. Comment allez-vous vous assurer que "le vôtre" sera bien vert ?
A. P-R : L'hydrogène décarboné repose sur l'eau et sur l'électricité issue des énergies renouvelables, mais aussi du nucléaire. Pour nous approcher de la neutralité carbone et lutter contre les gaz à effet de serre, nous devons mobiliser toutes les sources d'énergie qui présentent un bilan carbone meilleur que celui des hydrocarbures.
Sachant que l'hydrogène décarboné est pour l'instant trois à quatre fois plus cher à produire que l'hydrogène gris (de 4,5 voire 6 euros le kilo contre 1,5 euro) nous apportons un soutien public et investissons dans la R&D pour développer des solutions compétitives. Il s'agit également de favoriser la montée en volume pour amortir les coûts grâce aux économies d'échelle.
C'est toute la philosophie du plan de relance présenté par le gouvernement, tout en développant une brique technologique s'appuyant sur l'existant. Pour ne citer qu'eux, McPhy fabrique des électrolyseurs ; Faurecia des réservoirs ; Safra, Iveco, PSA, Michelin des équipements et véhicules ; sans compter les multiples start-up françaises. Mais cet écosystème n'est pas encore suffisamment solidifié pour constituer une offre puissante et jouer à l'échelle européenne et internationale.
Votre stratégie s'appuie, vous venez de le rappeler, sur le nucléaire, dont le poids dans le mix énergétique est pourtant amené à baisser au cours des prochaines années...
A. P-R : Le gouvernement veut effectivement réduire la part du nucléaire tout en diversifiant son mix énergétique qui restera très peu émetteur en carbone. Le nucléaire restera une composante importante de notre approvisionnement énergétique, en assurant toujours 50 % de l'électricité produite en France en 2035. Les chiffres témoignent de l'intérêt de cette source de production : un kilo d'hydrogène produit à partir d'électricité décarbonée équivaut à émettre un kilo de dioxyde de carbone si l'on considère l'ensemble du cycle de vie. A l'inverse, un kilo d'hydrogène gris conçu via vaporeformage, revient à relâcher 10 kilos de CO2 dans l'atmosphère ; s'il est fabriqué à partir d'électricité carbonée, avec du gaz naturel par exemple, c'est encore pire : plus de 25 kilos de CO2 par kilo d'hydrogène fabriqué.
Plus généralement, quelles sont les grandes priorités de ce plan à dix ans ?
A. P-R : La première étape consiste à s'attaquer à la décarbonation de l'industrie, de loin le premier consommateur d'hydrogène, en remplaçant l'hydrogène gris par de l'hydrogène décarboné. Cet objectif nécessite de soutenir la production d'électrolyseurs produits en France pour changer d'échelle et diminuer les coûts. Nous nous fixons ainsi l'objectif de 6,5 GW d'électrolyseurs installés en 2030.
La deuxième étape vise à valoriser l'hydrogène décarboné dans la mobilité, et tout particulièrement dans les transports lourds (routier, ferroviaire, fluvial et aérien) pour lesquels le poids, l'encombrement et l'énergie embarquée des batteries restent pénalisants. Une mise en service du premier TER à hydrogène est prévue pour 2025 et le Conseil pour la recherche aéronautique et civile (Corac) a d'ores et déjà débloqué 1,5 milliard de crédits dont une partie sera consacrée à l'accélération de la recherche sur l'avion à hydrogène, prévu pour 2035. L'utilisation de l'hydrogène pour les véhicules légers, et donc des particuliers, reste envisageable, mais à un horizon beaucoup plus lointain.
Nos priorités avec Bruno Le Maire et Barbara Pompili visent aussi à structurer la R&D et à soutenir l'innovation pour les futures technologies de l'hydrogène (piles, réservoirs, matériaux, etc.). En parallèle, nous prévoyons de sélectionner deux ou trois sites industriels pilotes pour avoir rapidement des preuves de concept.
Justement, quels secteurs industriels voulez-vous décarboner en priorité ?
A. P-R : La métallurgie, la chimie et le ciment sont trois industries où le potentiel de décarbonation est important. L'idée est de sélectionner des entreprises pour éprouver les solutions, les industrialiser puis les diffuser au sein d'une filière. L'enjeu est de faire école. Nous avons déjà identifié un certain nombre de sites pilotes et allons y consacrer au total 1,2 milliard d'euros d'ici à 2022, dans le cadre du volet décarbonation de l'industrie du plan France Relance. Parmi ces sites, figurent Aluminium Dunkerque et l'aciérie d'ArcelorMittal à Dunkerque (Nord). Nous échangeons aussi avec Hynamics, la filiale d'EDF pour l'hydrogène, qui travaille notamment avec le cimentier Vicat. Pour sélectionner les premiers cas d'usage dans l'industrie, nous allons identifier les sites les plus émetteurs de carbone, déterminer l'origine de ces émissions et calculer le coût de la solution d'hydrogène vert rapporté à la tonne de carbone évitée. D'autres critères seront pris en compte, comme la zone d'implantation du site et le caractère innovant de la technologie.
Comment allez-vous calculer le coût de l'hydrogène vert rapporté à la tonne de carbone évitée ?
A. P-R : C'est l'objet de la deuxième phase de notre plan. Pour 2023, nous préparons la compensation du delta entre le coût de l'énergie carbonée - hydrogène gris inclus - et le coût de l'hydrogène vert. Ce dernier restera toujours plus coûteux si la tonne de CO2 évitée n'est pas valorisée à un prix normatif. Le signal de la tonne carbone évitée va nous permettre de construire une rationalité et de nous inscrire dans le sens de l'histoire. Cette normalisation va prendre de l'importance. En l'état actuel, l'hydrogène vert est rentable à 150 euros la tonne de carbone évitée environ.
Comment expliquez-vous d'autre part que les conseils régionaux aient devancé l'Etat dans le développement de cette énergie ?
A. P-R : Les régions sont pionnières mais peuvent avoir des hésitations lorsqu'il s'agit de conclure compte tenu de la prise de risque que cela peut représenter. Avec notre plan, elles peuvent répondre à un appel à projets de 275 millions d'euros que nous venons de lancer et qui porte sur les "hubs territoriaux", c'est-à-dire le déploiement, par des consortiums réunissant des collectivités et des industriels, d'écosystèmes regroupant différents usagers pour favoriser au maximum des économies d'échelle. Ils courent sur plusieurs années et se dérouleront jusqu'à épuisement des enveloppes, avec trois relèves pour poser les jalons : 17 décembre 2020, 16 mars et 14 septembre 2021. J'ajoute que dès janvier dernier, nous avons lancé un appel à projet "aide à l'émergence de la mobilité hydrogène dans le secteur ferroviaire" avec 22 millions d'euros sur la table pour financer les surcoûts liés à ces opérations.
Où en sont les négociations avec l'Allemagne et la Commission européenne pour mettre en place un "important projet d'intérêt européen commun" (IPCEI - important projet of common european interest, NDLR), qui permettra de déroger aux règles de marché pour soutenir la filière ?
A. P-R : Nous avons obtenu d'importantes avancées ces dernières semaines, notamment en coordination avec l'Allemagne. Le 13 octobre dernier, une visioconférence a été organisée entre le Président de la République Emmanuel Macron, la Chancelière Angela Merkel, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen, le Commissaire européen Thierry Breton ainsi que les Ministres de l'Economie allemand et français, Peter Altmaier et Bruno Le Maire. Ils ont réuni des chefs d'entreprises industrielles européennes pour définir des mesures pour renforcer le développement de technologies d'avenir en Europe et réduire notre dépendance. Sur l'hydrogène, l'objectif est de lancer un « PIIEC » (projet important d'intérêt européen commun) d'ici la fin 2021, de la même manière que nous avons réussi à construire collectivement l'Airbus des batteries. Ce cadre nous permettra d'investir massivement dans le développement et l'industrialisation de quelques projets emblématiques, comme des gigafactory d'électrolyseurs.
Comment la France peut-elle rivaliser avec la Chine qui émerge comme un concurrent de poids et où les économies d'échelle ont plus de potentiel ?
A. P-R : En matière de R&D, nous avons de quoi rivaliser avec la Chine, tant au niveau des nouvelles technologies que de la maîtrise de l'ingénierie. Nous n'avons pas à rougir de ce point de vue-là. Il ne faut pas oublier qu'une partie des développements chinois reposent sur le savoir-faire d'industriels français implantés là-bas. Par ailleurs, une initiative comme l'IPCEI dédié à l'hydrogène vise justement à renforcer notre puissance de frappe économique, en s'appuyant sur la force du collectif européen pour s'imposer à l'international.
Ce plan, doit générer entre 50 000 et 150 000 emplois directs et indirects en France. Pouvez-vous nous en dire plus ? Est-ce une création nette ?
A. P-R : En effet, environ 100.000 emplois devraient être créés à horizon 2030, grâce aux 2,2 milliards d'euros débloqués d'ici à 2022 et aux 5 milliards supplémentaires d'ici à 2030. Ces emplois seront créés dans la R&D, l'ingénierie, l'industrie, et plus largement dans les activités de fabrication de produits qui embarquent des solutions d'hydrogène. Nous n'avons pas encore fait l'exercice des plus et des moins, mais les activités liées aux hydrocarbures, qui seraient en recul, sont pour leur majorité situées hors de France.
McPhy, Areva H2Gen qui vient d'être racheté par GTT, PowiDian, Lhyfe... La France compte déjà plusieurs pépites technologiques dans le domaine. Comment en faire des champions mondiaux ?
A. P-R : J'ai une conviction: il faut développer cet écosystème pour qu'il change d'échelle. Ce développement passe par nos dispositifs de soutien à la R&D et à l'industrialisation, mais aussi par l'élargissement du marché de manière à ce que ces acteurs innovants puissent prendre des parts de marché. En d'autres termes, il faut leur donner des nutriments. En matière de financement, les entreprises de la transition écologique sont regardées aujourd'hui comme une opportunité d'investissement par de nombreux fonds. Quelques-uns commencent à se spécialiser mais cela ne représente pas encore des montants gigantesques. Je crois en revanche à une appropriation progressive de ce sujet par l'ensemble de l'écosystème du financement, que ce soient les banques, les fonds de capital-investissement ou les fonds de dette.
Vous avez annoncé à l'Assemblée nationale la création prochaine d'un comité national de l'hydrogène. Quand verra-t-il le jour et quel sera son rôle ?
A. P-R : Il verra le jour d'ici la fin de l'année et réunira les différentes parties prenantes. Il sera donc composé des industriels utilisateurs d'hydrogène et d'industriels offreurs de solutions. Les régions seront aussi représentées, de même que les syndicats et le monde de la recherche.
Il sera hébergé au sein du Conseil national de l'industrie (CNI) qui pilote aujourd'hui 18 filières industrielles, dont beaucoup comptent des entreprises clientes ou offreuses de solutions d'hydrogène. Il aura pour mission de suivre la mise en œuvre du plan hydrogène. Il suivra notamment l'état d'avancement des investissements et s'assurera de la réalisation industrielle.
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