Le démantèlement nucléaire, un grand marché en devenir

Par Isabelle Boucq  |   |  1901  mots
La question de l’arrêt et du démantèlement de la centrale alsacienne de Fessenheim, promis par le candidat Hollande dans l’accord avec les écologistes, demeure un sujet politiquement et économiquement sensible. (Crédits : REUTERS/Radovan Stoklasa)
La France est un des pays les plus en pointe sur le marché mondial du démantèlement nucléaire, évalué à 220 milliards d’euros. Étalés sur plusieurs décennies, les contrats seront partiellement accessibles aux groupes français qui ont acquis de l’expérience, notamment sur les chantiers du CEA. Un secteur en plein déploiement.

Démanteler une centrale nucléaire, mode d'emploi. En France, l'Agence de sûreté nucléaire (ASN) recense actuellement plus de 25 installations nucléaires en cours de démantèlement et une trentaine d'installations déclassées. Au-delà de la question, politiquement et économiquement sensible, de l'arrêt et du démantèlement de la centrale alsacienne de Fessenheim, promis par le candidat Hollande dans l'accord avec les écologistes, le sujet est l'occasion de souligner que la France dispose dans ce domaine d'une filière d'excellence.

Pionnier du nucléaire, le CEA a naturellement été le premier exploitant à procéder à des démantèlements dès les années 1980.

« Notre spécificité est que nous innovons, car nos installations sont très variées, en taille et en activité », explique Laurence Piketty, directrice de l'assainissement et du démantèlement nucléaire au CEA.

Depuis quinze ans, EDF a également entamé la déconstruction de neuf réacteurs, dont celui de la centrale de Chooz A dans les Ardennes, prototype de la filière réacteur à eau pressurisée (REP), qui devrait s'achever vers 2021 au terme d'un chantier de vingt ans qui aura coûté 350 millions d'euros. L'électricien en tirera des leçons indispensables pour démanteler son parc de 58 réacteurs REP. « L'enjeu devant nous est d'arriver à une industrialisation et à un gain en termes d'efficacité industrielle, avec une reproduction et une optimisation à grande échelle de procédés que nous avons déjà testés sur nos chantiers actuels », explique Sylvain Granger, directeur des projets déconstruction et déchets à EDF, qui considère d'ores et déjà que ces compétences seront exportables hors des frontières.

20 milliards d'euros provisionnés à EDF

Pour schématiser, un démantèlement com- porte trois étapes : la mise à l'arrêt définitif avec l'enlèvement du combustible radioactif et le nettoyage chimique des circuits avant de les découper, le démantèlement des bâtiments de l'extérieur vers l'intérieur, et enfin le découpage de la cuve. On estime que 80% des déchets ne sont pas radioactifs. Ils sont traités dans les filières classiques par Veolia, Suez Environnement ou d'autres. Quant aux 20% qui le sont, 80% à 90% sont des déchets de très faible activité (TFA). La France ayant fait le choix de ne pas fixer de seuil de libération en dessous duquel les déchets issus du nucléaire sont traités comme des déchets conventionnels, le volume de déchets serait multiplié par 6 ou 7 par rapport aux autres pays européens.

À lui seul, le démantèlement lié au CEA représenterait plus de 700 millions d'euros, dont 300 sur le site de Marcoule. EDF a provisionné 20 milliards d'euros pour déconstruire ses 58 réacteurs.

« Nos provisions sont basées sur une hypothèse de fonctionnement des tranches de quarante ans. Si le parc fonctionnait en moyenne cinquante ans au lieu de quarante, nous disposerions d'une marge supplémentaire de l'ordre de 2,5 milliards d'euros », calcule Sylvain Granger à EDF.

Le « Grand Carénage », programme qui a pour but d'exploiter les centrales au-delà de quarante ans pour un coût estimé

Des français dans les starting-blocks

« Nous sommes leaders sur le marché du démantèlement en France, avec 45% des parts de marché et une activité de l'ordre de 650 millions d'euros par an », explique Alain Vandercruyssen, directeur d'Areva Démantèlement et Services, dont les principaux clients sont, sans surprise, Areva, EDF, le CEA et l'Andra.

Il cite le chantier de démantèlement de l'unité UP 2.400 de l'usine Areva à La Hague ou celui de l'UP1 sur le site du CEA à Marcoule. Areva vient de signer un nouveau contrat d'assainissement d'une installation du CEA à Saclay. Ce contrat de plusieurs millions d'euros occupera les équipes d'Alain Vandercruyssen pendant au moins cinq ans. En tout, le démantèlement emploie 3.700 personnes à Areva.

« C'est une activité en hausse, mais pas encore en forte progression. Le marché devrait être globalement stable au cours de la décennie à venir. Tout dépendra du positionnement du nucléaire et notamment du planning de démantèlement de la première génération de réacteurs nucléaires, ceux de la filière graphite-gaz. C'est difficile d'avoir une vision précise à plus long terme », estime le responsable.

Au début des années 2000, Onet Technologies accompagne la dénucléarisation du site CEA de Grenoble, projet qui aura pris une bonne douzaine d'années pour un coût final d'environ 300 millions d'euros. Maxime Michel-Noël, directeur commercial et développement à Onet Technologies, estime lui aussi que le marché devrait croître.

« À long terme, ce sera un marché important, car le parc nucléaire français est l'un des plus importants du monde. Mais pour l'instant, le marché est plutôt stagnant et présente une visibilité limitée. »

De son point de vue, la structure des contrats est une difficulté particulière dans ce secteur.

« On doit s'engager sur une base forfaitaire dans un cadre contractuel exigeant. Mais il y a régulièrement des incertitudes sur ce qu'on va trouver sur le terrain et des impondérables à cause d'autorisations réglementaires que nous ne maîtrisons pas en tant que prestataire. Il faut aménager le cadre contractuel pour être plus souples et mieux répartir les risques avec nos donneurs d'ordres », milite-t-il.

Un stimulant pour l'innovation

Pour Onet Technologies, le CEA est à la fois un donneur d'ordres, un partenaire de recherche et un allié pour décrocher des contrats à l'étranger, comme le montre l'exemple de Fukushima.

« Le CEA est une voie de recherche, nous prolongeons leur R&D. Nous avons aussi notre propre direction technique pour améliorer les procédés du démantèlement et développer de nouvelles solutions », explique Maxime Michel-Noël qui confirme que les grands enjeux sont l'investigation des zones d'intervention, des systèmes capables de résister en milieu hostile et la réduction des déchets.

« Dans 90% des cas, il y a un besoin de développement pour adapter des technologies qui existent par ailleurs. Il s'agit de les "nucléariser", comme dans le cas de l'électronique, qui doit résister au rayonnement. Nous développons aussi des robots, mais également tout un travail autour de la gestion des déchets pour répondre aux spécifications techniques de l'Andra et aux exigences de sûreté, et aussi pour optimiser leur volume », explique Alain Vandercruyssen d'Areva.

Même son de cloche à EDF.

«Il y a un vrai enjeu de maintien et de développement des compétences sur des technologies existantes, qui ne sont pas maîtrisées aujourd'hui par un très grand nombre d'acteurs. Parallèlement, en termes d'innovation et d'optimisation, les pistes les plus intéressantes concernent plutôt l'aval - le traitement des déchets - et l'amont des opérations, notamment sur la phase de caractérisation en utilisant des techniques de mesure et de prélèvement plus efficaces et plus rapides. L'objectif aujourd'hui est de transformer l'invention en innovation, avec des techniques efficaces au niveau industriel », estime Sylvain Granger.

Une manne à l'international ?

 

EDF affiche clairement ses ambitions inter- nationales. Les autres acteurs ne sont pas en reste.

« À l'exportation, Areva utilise les expériences acquises en France pour attaquer des marchés en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis et au Japon, confirme Alain Vandercruyssen. Areva est intervenu à Fukushima avec une station de traitement de l'eau et plusieurs solutions innovantes afin de cartographier et décontaminer l'environnement, comme un mini-sous-marin et une unité de tri des terres faiblement contaminées. En 2014, nous avons mis en place une co-entreprise destinée aux projets de démantèlement et assainissement au Japon avec Atox, une société locale d'ingénierie, dans laquelle nous apportons nos compétences. »

À l'international, Maxime Michel-Noël à Onet Technologies distingue deux profils :

« Il y a les gros marchés comme l'Angleterre, les États-Unis, le Japon ou l'Allemagne, et des marchés de taille plus modeste en Europe. Nous sommes une ETI avec un chiffre d'affaires de 250 millions d'euros, nous n'avons pas notre place en rang 1 sur les gros marchés et préférons accompagner les acteurs majeurs du secteur.

Mais nous sommes actifs sur les marchés en développement à travers des partenariats avec des opérateurs locaux. Nous intervenons actuellement en Belgique, en Italie, en Bulgarie principalement sur la gestion des déchets. Nous venons de signer, avec nos partenaires italiens, un contrat assez important pour le démantèlement du "hall turbine" d'un réacteur en Italie et avons concrétisé de récents succès au Japon. »

Mais il veut tempérer les espoirs sur la manne que représenterait le démantèlement à l'échelle mondiale :

« Restons les pieds sur terre. Le chiffre de 220 milliards d'euros qui est souvent annoncé est très éloigné de la part accessible aux entreprises prestataires françaises et s'étalera sur des décennies. Mais la France a une légitimité pour conquérir des marchés internationaux grâce à son expérience et à ses savoir-faire. »

PVSI regroupe les acteurs

Lorsqu'on demande si le secteur du démantèlement nucléaire est créateur d'entreprises, on cite invariablement Oreka Solutions. Depuis 2013, cette société implantée près du CEA Marcoule commercialise son logiciel DEM plus for nuclear (« DEM » pour démantèlement, exploitation, maintenance) qui permet, à partir d'une maquette 3D, de produire plusieurs scénarios de démantèlement et d'estimer la durée, le coût, la dose et les déchets produits. Le lieu d'établissement d'Oreka Solutions n'est pas un hasard : le CEA est un partenaire indispensable qui a participé au développement du logiciel, notamment en ouvrant à la société d'ingénierie les portes de sa salle immersive pour valider les projets et entraîner les opérateurs.

« Le CEA est notre principal client. Nous avons signé notre premier contrat à l'international en Angleterre et négocions un deuxième contrat, récapitule Luc Ardellier, le fondateur d'Oreka Solutions. Depuis juin dernier, notre logiciel peut traiter une maquette de grande taille, c'est-à-dire une installation complète comme un réacteur. Nous nous positionnons sur toutes les étapes. La maintenance avec le Grand Carénage ouvre le champ. Nous faisons aussi du conseil. »

Cet ancien d'Areva et du groupe Suez avoue qu'il ne connaît pas d'autres exemples de PME qui se lancent dans ce secteur, car il faut avoir les reins solides pour s'imposer sur ce marché très réglementé. D'où l'intérêt pour Oreka Solutions d'avoir rejoint le Pôle de valorisation des sites industriels (PVSI). Pour regrouper les acteurs du démantèlement et d'autres secteurs connexes présents dans la région de Marcoule, le CEA et quelques partenaires locaux ont créé le PVSI en 2014.

« Il faut se regrouper pour agir. Le démantèlement suscite des vocations, car il est créateur d'emplois, mais nous avons la légitimité en termes de recherche, de formation et de partenariats industriels. À Marcoule, nous avons vingt ans d'expérience. Et les technologies développées ont des applications en dehors du nucléaire », affirme Philippe Guilberteau, le directeur du centre CEA de Marcoule.

Le PVSI revendique sa place sur la scène nationale en organisant les Assises du démantèlement, dont la troisième édition aura lieu les 14 et 15 décembre prochains.