Les « nouvelles routes de la soie », opportunité ou menace pour l'Europe ?

VU DE CHINE. Depuis son lancement par le président chinois en 2013, les « nouvelles routes de la soie » ont suscité beaucoup de débats en Occident. Ailleurs, les réactions sont, au contraire, très positives. Pourquoi les perceptions sont-elles si différentes ?
L’objectif est de connecter la Chine au reste de l’Asie, à l’Europe, à l’Afrique, à l’Amérique du Sud et même à l’Arctique, par voies terrestres, ferroviaires et maritimes. 122 pays étaient déjà concernés en 2018.
L’objectif est de connecter la Chine au reste de l’Asie, à l’Europe, à l’Afrique, à l’Amérique du Sud et même à l’Arctique, par voies terrestres, ferroviaires et maritimes. 122 pays étaient déjà concernés en 2018. (Crédits : [CHINE NOUVELLE/SIPA])

Nul ne peut plus ignorer l'importance sans précédent des « nouvelles routes de la soie » : si le sujet fait la une des magazines, c'est que ce projet géant, estimé au départ à plus de 1.000 milliards de dollars, prévoit de connecter la Chine au reste de l'Asie, à l'Europe, à l'Afrique, à l'Amérique du Sud et même à l'Arctique, par voies terrestres, ferroviaires et maritimes. Elles se focalisent sur les projets d'infrastructure (transport, énergie, télécommunications, zones industrielles spéciales), mais s'étendent également à d'autres secteurs comme la finance ou le tourisme. De 2013 à 2018, le commerce entre la Chine et les pays situés le long de ces routes a atteint 6469 milliards de dollars.

En 2013, lorsque cette initiative a été lancée par le président Xi Jinping, la Chine envisageait un sérieux défi de surcapacité industrielle : son taux d'utilisation moyen des équipements de fabrication n'était que de 70,8 %. Le pays possédait également assez de capitaux et d'expériences techniques pour la construction d'infrastructures à l'international. L'objectif essentiel de cette initiative était donc de réduire la surcapacité dans le pays, et de trouver de nouveaux relais de croissance, en développant des perspectives économiques et en cherchant des opportunités de collaboration avec les autres pays, à commencer par ceux en voie de développement. Elle pourrait bien sûr aussi aider le pays à acquérir un certain leadership dans les affaires internationales, et à construire son soft power.

Si elles ont toujours été positionnées par le gouvernement chinois comme une initiative économique, les « nouvelles routes de la soie » ont souvent été perçues, du côté occidental, comme un projet plus géopolitique ou géoéconomique que simplement économique : une stratégie d'expansion géographique et sectorielle, une nouvelle forme de mondialisation, une démonstration de force de l'empire du Milieu ou, pour certains, une façon pour les Chinois de satisfaire davantage leurs propres intérêts et de dominer le monde. En effet, face à ce projet pharaonique, les réactions en dehors de la Chine restent assez diverses, voire parfois complètement opposées.

Un projet pharaonique qui suscite les interrogations

Pourquoi des perceptions différentes ? La diversité de celles-ci peut d'abord être expliquée par les différences idéologiques, les craintes face à la montée en puissance d'un grand pays que l'Occident a souvent du mal à comprendre. Ensuite, cette initiative fait face aussi à des défis politiques ou sécuritaires, même dans le déploiement des projets économiques, surtout dans certaines régions sensibles. Par exemple, « des attentats ou des mouvements ethniques ont généré de l'insécurité autour des trois ports construits par la Chine le long de la "ceinture" dans l'océan Indien : le port birman de Kyaukpyu ; le port de Colombo, au Sri Lanka, où des attentats attribués aux musulmans ont eu lieu en avril 2019 contre des chrétiens, mais surtout des expatriés chinois ; et dernièrement, le port de Gwadar au Pakistan, où, en mai 2019, des insurgés baloutches ont visé un hôtel de luxe recevant des Chinois », rappelle Jean Pégouret, président de Saphir Eurasia Promotion. Il poursuit : « La Russie a établi dix bases militaires sur les côtes russes de l'océan Arctique, et travaille étroitement avec la Chine pour sécuriser le transit des porte-conteneurs chinois vers l'Europe. »

S'y ajoute le caractère évolutif et ambigu des « nouvelles routes de la soie ». Outre le nombre de secteurs, celui des pays concernés augmente aussi : à la fin de l'année 2018, la Chine a déjà signé 170 documents de coopération intergouvernementale avec 122 pays et 29 organisations internationales. En revanche, la liste complète de ces partenaires ou des projets n'a pas encore été dévoilée. D'ailleurs, le pays encourage ses partenaires étrangers à fournir des idées et ajuste en permanence ce projet. Malgré plusieurs avantages, cela crée aussi une certaine confusion, donnant l'impression que presque tous les projets chinois à l'international peuvent être inclus dans cette initiative.

Enfin, du côté chinois, les méthodes de communication et de travail ne sont pas encore assez « occidentalisées ». Pour le public occidental, les discours officiels, comme la notion de « communauté de destin partagé pour l'humanité », ne suffisent pas. Il faut expliquer de manière plus concrète les intérêts et les bénéfices que cette initiative peut apporter aux autres pays, et les illustrer par davantage de projets. Plus de transparence sera également nécessaire, même si la culture chinoise est une culture de l'implicite. Il serait d'ailleurs très utile d'installer des bureaux ou des points de contact locaux des « nouvelles routes de la soie », pour fournir des explications détaillées et des informations précises, et identifier des opportunités de projets.

La Chine veut-elle diviser l'Europe ?

Depuis 2012, la Chine réunit 16 pays d'Europe centrale et orientale (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque...) autour du partenariat « 16+1 » ; en avril, cette plateforme a été rebaptisée « 17+1 » avec l'adhésion de la Grèce. Si l'Europe occidentale et du Sud n'était pas initialement la zone prioritaire des « nouvelles routes de la soie », aujourd'hui, plusieurs pays comme l'Italie, la Suisse ou le Luxembourg ont officiellement rejoint cette initiative. Durant la visite du président Xi Jinping en Europe en mars, l'Italie est devenue le premier pays fondateur de l'UE à s'y engager officiellement. À Paris ou à Bruxelles, on s'est étonnés : « La Chine veut diviser l'Europe ! » Le président Macron a même invité la chancelière allemande, Angela Merkel, et le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, à le rejoindre pour rencontrer Xi Jinping à Paris, afin de rappeler à ce dernier l'importance de l'UE. « Le fait que la Chine ait signé séparément des accords sur les "nouvelles routes de la soie" avec certains pays européens peut être considéré comme une sorte de bilatéralisme, mais pas de multilatéralisme », analyse Jean-François Di Meglio, président d'Asia Centre à Paris. Néanmoins, d'un point de vue chinois, c'est plutôt une approche opportuniste et pragmatique : convaincre des pays européens pourrait en amener d'autres à adhérer à cette initiative et permettrait d'aller plus vite, puisque le processus peut s'avérer très long pour que l'UE unifie ses 28 États membres sur une même décision.

En Chine, l'Europe est d'abord une notion géographique, composée de pays différents, qui possèdent de vrais pouvoirs de gouvernance et de prise de décision. Le Vieux Continent présente d'ailleurs là-bas une image assez fragmentée et dont la cohésion est difficile, surtout depuis l'annonce du Brexit. En revanche, il n'est pas certain que cette méthode chinoise soit vraiment efficace face aux pays qui promeuvent activement l'UE, comme la France ou l'Allemagne. Il convient pourtant de rappeler que la Chine est le deuxième partenaire commercial de l'UE et qu'elle n'aurait pas intérêt à la diviser ; en particulier, dans le cadre de la guerre commerciale sino-américaine, la Chine a davantage besoin de l'Europe. Si l'on va plus loin, les soupçons ou craintes exprimés par beaucoup d'Européens résident dans plusieurs aspects. Tout d'abord, ils sont liés à l'éventuelle dépendance économique de certains pays à la Chine, due aux investissements ou aux prêts chinois. Par exemple, en 2016, la Grèce a accepté de céder 67 % de la société du port du Pirée (OLP) au Chinois Cosco. On craint donc d'être obligé de vendre ses propres infrastructures nationales à la Chine un jour, au cas où l'on ne serait pas capable de rembourser ses prêts. Une autre question se pose sur l'impact environnemental des projets chinois. « L'Europe ne finance plus de centrale au charbon. La Chine en construit hors des villes chinoises et surtout dans les pays des "nouvelles routes de la soie". Pour ne pas faire craquer les engagements de la COP21, il faut impérativement garantir que tout ajout d'émission carbone est compensé ailleurs par une réduction », précise Jean-François Di Meglio.

Lire aussi : Pourquoi la Chine investit-elle massivement sur la nouvelle route de la soie

Quant aux normes utilisées, certaines normes internationales ont déjà été prises en compte par la Chine pour faciliter l'internationalisation de ses entreprises, par exemple dans la protection de l'environnement ou l'économie du vieillissement. La Chine utilise aussi ses propres standards, comme dans le numérique, les télécommunications ou les trains à grande vitesse. Choisir les normes qui correspondent au mieux à la situation locale constitue donc un défi pour toutes les parties. Enfin, sur l'ouverture réelle de l'initiative chinoise, Sophie Boisseau du Rocher, chercheur associé du Centre Asie de l'Ifri, commente : « Les Européens espèrent disposer d'un accès équivalent au marché chinois. Les règles du jeu doivent également être clarifiées afin que les entreprises européennes ne soient pas pénalisées. Les Chinois ont globalement une meilleure connaissance de nos marchés et procédures que dans l'autre sens. » L'évaluation de tous ces risques dépend non seulement des négociations entre la Chine et d'autres pays, de l'évolution de la situation, mais aussi de la position politique ou économique de chacun, et de la compréhension de la Chine. S'y ajoute un effet psychologique, lié au soft power de la Chine, et à l'image du gouvernement chinois ou des Chinois en Occident. Par exemple, dans l'Hexagone, quand les Chinois ont racheté ou cédé leur participationdansl'aéroportdeToulouse-Blagnac, on est toujours restés sceptiques. Si cela avait été un investisseur américain ou allemand, aurait-on eu autant de soupçons ? En effet, la théorie de la « menace chinoise » a beaucoup d'adeptes en Occident, tout comme la « menace japonaise » a gagné du terrain dans les années 80-90.

Entre ouverture et réticence

Cette initiative peut être gagnant-gagnant si elle est bien gérée : d'après une analyse récente de la Banque mondiale, elle pourrait « considérablement améliorer les échanges commerciaux, les investissements étrangers et les conditions de vie des habitants des pays participants », si la Chine et les pays concernés engagent des « réformes plus profondes », afin de « renforcer la transparence, développer le commerce, améliorer la soutenabilité de la dette et atténuer les risques environnementaux, sociaux et de corruption ». Dans ce cas-là, les échanges commerciaux pourraient augmenter de 6,2 % dans le monde, et de 9,7 % pour les pays couverts par les corridors de transport. Lors du dernier sommet des « nouvelles routes de la soie » organisé à Pékin en avril, Xi Jinping avait répondu aux critiques occidentales, promettant des projets « verts », innovants, soutenables, viables financièrement, sans corruption.

« Dans le secteur du tourisme, on estime que, à la fin de 2018, plus de 30 millions de Chinois ont visité plus de 120 pays sur le parcours des "nouvelles routes de la soie", et que les touristes en provenance de ces pays ont atteint 10,64 millions en Chine. Le nombre de Chinois voyageant en France pourrait croître de plus de 30 % par an dans les années à venir », a expliqué Min Fan, cofondateur de Ctrip, l'un des plus grands sites de services de voyage en ligne en Chine, lors d'un récent colloque organisé à l'École militaire par l'association HEC Alumni et celles des auditeurs IHEDN Région Paris IdF et des jeunes IHEDN.

En Afrique, les projets chinois semblent être en grande partie bien accueillis, malgré des tensions dans certains cas. Mireille Mouéllé, chef d'entreprise née en France et d'origine africaine, constate que « de plus en plus d'Africains vont en Chine ou font des affaires avec les Chinois ». Moncef, cadre d'origine algérienne travaillant pour une entreprise française des transports et de la logistique, observe que « les Algériens portent un avis globalement favorable sur la Chine et sur les "nouvelles routes de la soie" ». Il poursuit : « Cette initiative les inclut davantage dans les échanges mondiaux, leur permet d'avancer et leur ouvre de nouvelles perspectives économiques, et augmente aussi leur pouvoir de négociation par rapport à leurs partenaires traditionnels. C'est également ce que mes amis sénégalais et maliens ressentent. »

L'Europe reste prudente

En Europe centrale et orientale, « les investissements chinois peuvent faciliter l'intégration de ces pays en Europe et renforcer l'homogénéisation économique interne de l'UE », analyse JeanFrançois Zhou, fondateur du groupe Franchina. « Si l'Afrique se développe bien, cela pourrait aussi réduire le nombre d'immigrants africains clandestins en Europe », ajoute-t-il. « Les "nouvelles routes de la soie" ne peuvent pas être unilatérales. C'est à chaque pays de les reconnaître et de les accepter. Le pays en question peut tout à fait refuser cette collaboration s'il estime qu'elle ne lui apporte pas de bénéfices », déclare un expert chinois en la matière travaillant dans une prestigieuse université shanghaïenne. Concernant le port du Pirée, sa rentabilité s'est améliorée significativement depuis la concession de sa gestion à Cosco. D'ailleurs, l'UE a lancé elle-même en 2018 un plan de « connectivité » Europe-Asie, et pourrait dialoguer davantage avec la Chine sur les synergies qui existent entre ce plan et les « nouvelles routes de la soie ».

L'Europe doit rester prudente, tout en gérant bien les risques, et en évitant une crainte excessive, des préjugés ou trop d'interprétations géopolitiques de cette initiative chinoise. Quant à la France, elle manifeste une certaine ouverture, mais aussi une certaine réticence sur ce sujet. Emmanuel Macron a annoncé l'élaboration d'une feuille de route incluant certains projets des « nouvelles routes de la soie » lors de sa première visite en Chine en janvier 2018, mais insiste aussi systématiquement sur la « réciprocité », le « multilatéralisme » et l'importance de respecter l'environnement. À l'heure actuelle, aucun accord officiel correspondant n'a été signé entre les deux pays ; peu de sociétés françaises ont annoncé publiquement avoir lancé des projets dans ce cadre. En revanche, les discussions autour d'éventuelles collaborations sur les marchés tiers - en Afrique ou en Asie - ont démarré. Les entreprises françaises et chinoises sont en effet complémentaires : les capitaux et la main-d'oeuvre du côté chinois, la gestion des projets internationaux et la connaissance des cultures locales du côté français.

La France pourrait en effet jouer un rôle moteur, avec l'Allemagne, pour que l'Europe s'implique davantage dans cette initiative. Enfin, le juste milieu est à trouver entre le déploiement à l'international des « nouvelles routes de la soie » et le développement de l'économie chinoise, qui subit les conséquences de la guerre commerciale et qui a aussi besoin de capitaux et de ressources. Quel que soit le scénario, la Chine est en train de retrouver la place mondiale qu'elle occupait sous la dynastie Tang. Le monde a besoin de s'y habituer, de mieux connaître la Chine et de mieux collaborer avec elle. Et vice versa.

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