La nuit porte conseil, dit-on. Elle peut aussi permettre d'amortir le choc des prix de l'énergie. Parmi toutes les mesures mises en place par les entreprises pour alléger les factures de gaz ou d'électricité sans réduire ou arrêter l'activité, le recours au travail de nuit commence à fleurir dans l'Hexagone, pour profiter des tarifs inférieurs de ces heures creuses.
C'est le cas chez Toshiba à Dieppe (Seine-Maritime), la seule usine que possède le groupe japonais sur le Vieux continent. A partir du mois de janvier et jusqu'à la fin du mois de mars, le site, qui fonctionne actuellement en 3X8, ne produira plus un seul toner d'imprimante entre le lever du soleil et son coucher. C'est la solution radicale qu'a imaginée son patron, Alain Verna, pour compenser la flambée de sa facture d'électricité. Celle-ci passera l'an prochain de 800.000 euros à 3,5 millions en vertu du contrat négocié il y a quelques jours avec son fournisseur. Une douche froide pour cette entreprise, grosse consommatrice d'énergie (10.000 MW/h par an) en raison de la présence d'une centrale à air comprimé de forte puissance. Exit donc les équipes de jour. Dans un peu plus de quatre semaines, la centaine de salariés (sur 220 au total) occupée à la fabrication de cartouches d'encre ne travaillera plus que de 20 heures à 8 heures du matin et le week-end. Ne resteront en place pendant la journée que quelques collaborateurs affectés au pilotage et à la maintenance de la division « toners » de l'usine. La mesure devrait permettre de réduire la facture d'un petit tiers, estime Alain Verna.
« Ce qui fait très mal, ce sont les heures pleines d'hiver avec un coût du mégawattheure autour de 700 euros alors que le tarif tombe à 200 ou 250 euros en heures creuses comme en été », calcule-t-il tout haut.
Parer au risque de délocalisation
Assorti de primes de primes et d'avantages négociés au préalable dans les accords d'entreprise, le plan proposé par la direction sera présenté lundi prochain en comité social économique (CSE). Mais Alain Verna ne doute pas qu'il sera validé par les salariés déjà acculturés aux horaires décalés. « Le climat social est bon dans l'entreprise et nous avons veillé à une parfaite transparence pour emporter l'adhésion », souligne-t-il.
Il faut dire que l'enjeu est important pour Toshiba Dieppe. A l'heure d'arbitrer il y a quelques semaines, sa maison-mère aurait, en effet, pu être tentée de transférer toute la production destinée à la Chine (soit environ la moitié du volume fabriqué à Dieppe) dans l'usine jumelle aux Etats-Unis, épargnée par la flambée des prix de l'énergie. « Le risque de délocalisation était réel », affirme le PDG.
Pour adoucir la mesure, l'intéressé va aussi solliciter le guichet unique de soutien aux entreprises mis en place par Bercy samedi dernier, qui permet aux entreprises dont les factures d'énergies (gaz, électricité mais aussi chaleur et froid) ont augmenté d'au moins 50% dès 2022 d'obtenir une aide, avec la possibilité de demander un acompte. Selon lui, l'aide de l'Etat couvrira entre 15 et 25% de ses dépenses énergétiques. Pour autant, l'usine devra tout de même répercuter la flambée du coût de l'énergie sur ses prix de sortie. Alain Verna s'apprête à proposer à son actionnaire nippon « une hausse maîtrisée de l'ordre de 8% ». Avec l'espoir qu'il l'accepte. En attendant, il a décidé de remplacer par des LED l'entièreté de l'éclairage de ses bâtiments.
En Lorraine, deux aciéristes ont franchi le pas
Toshiba Dieppe n'est pas la seule usine à expérimenter le travail de nuit. En Lorraine, l'aciériste Setforge a déjà franchi le pas de la réorganisation du temps de travail dans son usine d'Hagondange (Moselle). Ce site industriel composé de deux entités juridiques distinctes, Setforge Hot Formers et Setforge Near Net (52 millions d'euros de chiffre d'affaires cumulé en 2021), produit des pièces forgées à chaud et en grandes séries. Les pièces sont livrées en sous-traitance pour des constructeurs, équipementiers et usineurs de l'industrie automobile.
Depuis le début de l'année, les salariés travaillent la nuit. Les deux tiers des effectifs sont concernés par la nouvelle organisation : sur les presses et le laminoir, le poste de l'après-midi (de 14 heures à 22 heures) a été repositionné la nuit, à partir de 22 heures. Les horaires de travail des équipes du matin (de 6 heures à 14 heures) sont quant à eux restés inchangés. « C'est exceptionnel et cela montre l'engagement des salariés. En contrepartie du travail de nuit, ils ont eu des augmentations de salaires, ce qui n'est pas négligeable en période d'inflation », a expliqué à La Tribune Roland Lescure, le ministre de l'Industrie, qui a visité le site le 3 novembre. Interrogée, la direction de Setforge a refusé de répondre à nos sollicitations.
Cette nouvelle organisation vise à limiter l'explosion de sa facture énergétique. Après un changement de fournisseur d'énergie, sa facture prévisionnelle énergétique s'est alors envolée, passant de 8 millions d'euros à 30 millions d'euros par an. La direction a réussi à réduire de moitié ce poste de dépenses essentiel pour produire 20 millions de pièces par an et assurer leur traitement thermique. La période nocturne est prévue jusqu'au 31 décembre, et pourrait être prolongée en 2023.
D'autres entreprises ont tenté l'expérience sur des périodes plus brèves. Ainsi, chez Ascometal, à Hagondange (Moselle) également, les 240 salariés de l'aciérie électrique et du laminoir ont dû travailler le soir et la nuit depuis le mois de septembre. « On a mis en place un cycle de travail en trois équipes, qui comprenait le week-end. En compensation, les salariés ont bénéficié de ce qui était déjà prévu dans nos accords internes, un peu plus favorable que le cadre légal », rapporte Gazi Yildiz, secrétaire de la CGT Ascometal. Dans l'accord d'entreprise conclu début septembre et relatif à « l'adaptation de l'organisation du travail au contexte de l'énergie », Ascometal et ses organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC, CGT) avaient prévu une prime de 55 euros bruts versée à chaque salarié, CDI ou intérimaire, pour chaque poste complet de 8 heures réalisé le week-end. Le reflux des prix de l'électricité a incité l'employeur à mettre un terme temporairement à cette réorganisation.
« La direction prévoyait initialement une envolée des prix de l'énergie à 1.200 euros le mégawattheure (MWh). Quand les prévisions sont retombées en-deçà de 400 euros, on a décidé de ne pas reconduire notre accord », explique Gazi Yildiz. Et de redouter : « Travailler le week-end n'est pas évident quand on a une famille. Mais on pense que ça va nous retomber dessus en 2023 », prévoit le syndicaliste.
Une réorganisation envisagée en quatre équipes permettrait à certains salariés de sauver leurs week-ends.
« Une solution extrême »
Reste à voir si le changement de rythme mis en place chez ces trois industriels sera adopté plus largement. Si Alain Verna assure avoir été sollicité par plusieurs de ses collègues industriels, Geoffroy Roux de Bezieux, président du Medef, doute qu'il puisse être généralisé. « C'est une solution extrême. Ça a existé au Japon après le chaos nucléaire, ils ont fait ça pendant plusieurs mois. Mais j'espère que l'on ne va pas être obligé d'en arriver là », déclarait-il le 8 novembre sur RTL.
Au sein de l'organisation patronale, on souligne également que le basculement de la production en heures creuses est difficilement envisageable dans des entreprises peu rompues au travail de nuit.
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