Au début des années 2000, quand, sur fond de marasme économique, elles ont encaissé coup sur coup les chocs du 11-Septembre, des interventions militaires américaines en Afghanistan en 2002 puis en Irak en 2003, et enfin celui de l'épidémie de Sras en Asie la même année, les compagnies aériennes pensaient avoir touché le fond. Elles étaient loin d'imaginer qu'après avoir affronté les quatre cavaliers de l'Apocalypse, comme elles disaient à l'époque (très vite rejoints d'ailleurs par un cinquième, la flambée du prix du pétrole), elles connaîtraient un jour un scénario encore plus violent.
L'inimaginable est pourtant arrivé. Non pas en 2009, au moment de la grande crise financière, pourtant brutale, mais une dizaine d'années plus tard, avec l'émergence en 2019 en Chine d'un coronavirus meurtrier qui s'est propagé à toute la planète, au point d'obliger en avril 2020 près de 4,5 milliards de personnes dans le monde à se confiner. Frappé de plein fouet, le transport aérien a vécu un printemps cauchemardesque, avec son cortège d'avions cloués au sol, ses aéroports fantômes et ses frontières fermées. Un scénario ubuesque, dont les chapitres les plus sombres restent, hélas, à écrire. Car aussi désastreux fut-il, cet incroyable "shutdown" ne sera pourtant pas la période la plus douloureuse pour les compagnies aériennes. Le pire est à venir. Même si les recettes ont été réduites à néant, même si 62 milliards de dollars de cash ont été brûlés par l'ensemble des transporteurs aériens d'avril à fin juin, même si les plans sociaux s'enchaînent, les mesures de soutien prises par un grand nombre d'États ont permis d'éviter des faillites en série. La reprise s'annonce beaucoup plus périlleuse.
Coup de frein aux voyages professionnels
« La phase de sommeil a coûté beaucoup d'argent, mais nous avons su l'encaisser. La phase de redécollage, en revanche, peut tuer des compagnies car personne ne sait combien de temps elle va durer », explique Marc Rochet, le responsable du pôle aérien du Groupe Dubreuil, maison mère d'Air Caraïbes et de French Bee.
Contrairement à la crise du Sras en 2003, où le trafic avait rebondi aussi rapidement qu'il avait chuté, la reprise s'annonce extrêmement lente. Selon l'Association internationale du transport aérien (IATA) et Airbus, les compagnies devront patienter trois, voire cinq ans avant de retrouver le niveau de trafic de 2019. Une éternité. Et encore, ces prévisions n'intègrent pas l'hypothèse d'une nouvelle vague de l'épidémie qui ébranlerait davantage l'économie et maintiendrait les restrictions de voyages (fermeture des frontières, mise en quarantaine à l'arrivée...).
Dans tous les cas, sans présager de l'évolution du virus, toutes les conditions sont réunies pour une baisse des voyages aériens au cours des prochaines années par rapport à la situation pré-crise. En l'absence de vaccin, les voyageurs vont en effet réfléchir à deux fois avant de partir à l'étranger. Au-delà de la question sanitaire, la violence de la crise économique risque d'avoir aussi un effet très dissuasif. Combinée à l'augmentation de l'épargne de précaution, la perte du pouvoir d'achat liée à l'explosion attendue du chômage, de l'activité partielle et aux baisses de salaires dans certaines entreprises, va toucher la clientèle "loisirs". Cela, alors que du côté des entreprises, la réduction des "budgets voyages" et la généralisation de la visioconférence porteront un sérieux coup de frein aux déplacements professionnels, le cœur de cible de toutes les compagnies aériennes traditionnelles comme Air France ou Lufthansa.
« Il va y avoir des changements structurels des comportements des voyageurs. On peut craindre une réduction du tourisme long-courrier et une diminution très forte du trafic affaires », admet Pascal de Izaguirre, le PDG de Corsair.
Effectivement, dans une étude interne menée auprès de ses clients "corporate", Air France confirme ces changements de comportements.
Reste à voir également comment évoluera la sensibilisation de l'opinion aux différents appels au boycott de l'avion lancés par plusieurs organisations écologistes en Europe. Si ces derniers n'ont eu jusqu'ici aucun impact sur le trafic aérien, les compagnies aériennes ne sont pas à l'abri de décisions politiques pour diminuer la demande de transport aérien. Déjà forte avant la crise, la pression sociétale s'accentue en effet pour réduire l'empreinte carbone de l'aviation, laquelle représente entre 2 et 3 % des émissions mondiales de CO2. Là aussi, l'engagement de développement durable des entreprises commence à se décliner dans leur "politique voyage".
Les charrettes se multiplient
Dans tous les cas, les compagnies aériennes vont devoir affronter des baisses significatives de chiffre d'affaires pendant plusieurs années. Pour la seule année 2020, leurs recettes devraient chuter de 50 %, à 419 milliards de dollars, selon IATA, qui prévoit dans le même temps une perte nette sans précédent de 86 milliards de dollars pour l'ensemble des opérateurs. Les structures de coûts ne sont par conséquent plus adaptées. Leur taille ne l'est pas davantage pour transporter une demande en fort recul. Trop d'avions, trop de personnel, des pertes abyssales..., les compagnies aériennes réduisent la voilure. Les avions les moins performants sortent des flottes et les charrettes de suppressions de postes se multiplient : 50 % des effectifs chez SAS, 27 % chez British Airways, de 17% pour Lufthansa et Air France. Selon des experts, un tiers des 400 000 emplois dans le transport aérien pourrait disparaître en Europe.
Faillites et concentration
Pour autant, tous ces plans de restructuration n'éviteront pas les faillites. Limitées pendant la phase de sommeil, elles risquent de se multiplier au cours des prochains mois. La prochaine saison hiver pourrait être un bain de sang. Car les compagnies vont entrer dans cette période traditionnellement de basse saison sans l'apport des profits générés habituellement pendant les mois d'été, une période de haute saison en temps normal.
« L'hiver sera impitoyable pour le transport aérien. Avec une reprise de l'activité en été, le temps laissé aux compagnies aériennes pour se refaire est très court et ne permettra pas de "subventionner" les opérations pendant l'hiver. Cette période, déjà difficile pour le secteur du transport aérien, le sera assurément davantage cette année », explique à La Tribune, Edward Wilson, le directeur général de Ryanair.
Dans ce contexte, les analystes financiers s'attendent à une concurrence tarifaire féroce.
« Une guerre des prix est à prévoir au moment où les frontières intercontinentales commenceront à s'ouvrir davantage, peut-être à l'automne s'il n'y a pas de deuxième vague d'épidémie, et au moment où les États "débrancheront" leurs aides à l'économie, poussant ainsi les compagnies à mettre davantage d'offrre sur le marché », assure Yan Derocles, analyste chez Oddo-BHF.
Cet afflux d'offre risque d'entraîner une surcapacité et une baisse des prix pour remplir les avions, facilitée par la faiblesse du prix du baril de pétrole. Résultat : les compagnies les plus fragiles seront tentées de vendre des billets coûte que coûte pour engranger du cash avant l'hiver, qui pourrait être leur dernier. Et en Europe, les plus solides des grandes low cost comme Ryanair ou Wizzair risquent de mener une guerre éclair, non pas pour survivre, mais pour gagner des parts de marché en quelques mois. Ceux qui n'auront pas les reins suffisamment solides et ceux qui ne parviendront pas à se recapitaliser ne survivront pas.
Cette guerre des prix, qui pourrait s'étendre sur une bonne partie de l'année 2021, sera probablement le prélude à un mouvement de concentration de grande ampleur. Avec, cette fois, une hausse des prix à la clé.
« Au bout du compte, il devrait y avoir quatre grands groupes de compagnies aériennes, peut-être cinq, comme Air France-KLM, Lufhansa, IAG et Ryanair. Les autres vont bientôt s'effondrer ou rejoindre l'un de ces groupes », prédit Edward Wilson.
Les aéroports inquiets
Cette perspective inquiète les aéroports régionaux et les territoires.
« Une consolidation accélérée entraîne une baisse de l'offre et une augmentation du prix des billets d'avion, qui contribueront à réduire la connectivité des aéroports », explique Thomas Juin, le président de l'Union des aéroports français.
Les aéroports ont en effet intérêt à ce qu'il y ait une grande concurrence entre les compagnies aériennes. En France, c'est le développement depuis dix ans des compagnies à bas coût qui a entraîné le développement de la connectivité aérienne dans les régions : 86 % de la croissance du tra c aérien régional entre 2009 et 2019 a été tirée par les low cost.
Une onde de choc pour l'industrie aéronautique
En amont, la crise du transport aérien provoque une onde de choc terrible pour les constructeurs d'avions et leurs sous-traitants. Habituée jusqu'ici à un doublement du trafic aérien tous les quinze ans, l'industrie aéronautique sur laquelle « le soleil ne se couchait jamais » est très touchée par les reports de livraisons d'avions.
Alors qu'il planchait avant la crise du Covid-19 sur une hausse des cadences, Airbus a été contraint de réduire sa production de 40 % en 2020 et 2021. Là aussi, un redimensionnement des coûts et des effectifs est nécessaire. Avec la baisse du trafic aérien au-dessous de son niveau de 2019 pendant trois ou cinq ans, toutes les com- mandes passées pour faire de la croissance sont reportées. Elles représentent près des deux tiers du carnet de commandes d'Airbus et de Boeing. Et les livraisons d'avions pour le renouvellement des flottes sont, elles aussi, loin d'être assurées. Avec la faiblesse du prix du pétrole, les compagnies peuvent en effet être tentées de conserver leurs avions un peu plus longtemps que prévu, même s'ils sont plus coûteux que des avions neufs en consommation de kérosène et en entretien. Néanmoins, si la demande naturelle d'avions neufs va rester a priori extrêmement limitée pendant de nombreuses années, Airbus espère que les mécanismes de soutien aux achats d'avions décidés par des pays « Airbus », comme la France dans son plan de relance à l'aéronautique, fonc- tionneront. Cela pourrait en effet aider les compagnies aériennes à renouveler leur flotte à l'heure où la pression écologique s'accroît sur l'aviation.
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