LA TRIBUNE - Selon vous, le projet de loi Climat et résilience, en cours d'examen à l'Assemblée nationale, prend-il assez en compte la question fiscale ?
LUCAS CHANCEL - Le projet de loi fait l'impasse sur les enjeux de fiscalité environnementale, qui sont pourtant fondamentaux. Les objectifs de la COP 21 sont clairs : il faut réduire nos émissions de gaz à effet de serre de 112 millions de tonnes d'ici à 2030. Dans le meilleur des cas, le texte en l'état permettra d'atteindre une économie de 20 millions de tonnes.
Il y a un réel manque d'investissement en la matière, qui ne sera pas comblé par les 30 milliards du plan de relance alloués à la transition. Selon l'I4CE (Institute for Climate Economics), il faudrait plutôt investir 130 milliards d'ici à 2030 si l'on veut coller à la trajectoire que l'on s'est nous-même fixé à Paris en 2015. Pour y parvenir, la loi Climat devrait servir à planifier ces investissements, via des outils fiscaux. Mais elle ne le fait pas. Nous ne sommes pas à la hauteur de nos propres ambitions.
Pour augmenter les ressources, la Convention Citoyenne sur le Climat proposait pourtant de taxer les dividendes à 4%...
L'idée était en effet de taxer ces flux de revenus pour abonder des fonds qui soutiennent l'environnement. C'est l'une des premières mesures rejetées par Emmanuel Macron, qui a invoqué la nécessaire croissance de notre économie et les risques de pénalisation de l'investissement. Cela montre que le gouvernement n'a pas tiré la leçon du mouvement des Gilets jaunes : il ne peut pas y avoir d'écologie sans justice sociale et fiscale.
Voici l'équation qui était posée à l'époque, et qui a déclenché la crise. D'un côté, on prélevait 4 milliards d'euros de taxe carbone aux ménages français, parmi lesquels certains sont modestes et contraints - c'est-à-dire qui n'ont pas d'autre choix que de se déplacer en voiture thermique, par exemple. De l'autre, on offrait 4 milliards d'euros aux individus les plus riches, auparavant redevables de l'ancien impôt sur la fortune (ISF) et désormais détaxés. C'est de là qu'est venue la colère des Gilets jaunes. Et deux ans après, on oublie toujours la dimension de justice fiscale.
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Concrètement, que proposez-vous ?
Selon moi, la moindre des choses est de soumettre au vote du Parlement l'ensemble des mesures préconisées par les 150, y compris cette fameuse taxe sur les dividendes. Mais je pense qu'il faut aller plus loin, et trouver de nouvelles formes de fiscalité pour combattre les deux grands défis de notre époque : les inégalités et le changement climatique. Avec une fiscalité sur le capital fléchée vers la transition, nous pourrions faire d'une pierre deux coups.
Il faudrait la penser comme une contribution des ménages les plus aisés au financement de la transition. Aujourd'hui, les 1% les plus riches ont une empreinte carbone dix fois plus élevée que la moitié la plus pauvre des Français. Pour moduler cette taxe selon l'impact réel de chacun, on pourrait introduire une forme de bonus/malus écologique, en fonction du contenu carbone des actifs financiers de chacun. Par exemple, si l'intégralité de votre portefeuille s'oriente vers le financement de champs d'éoliennes, l'impôt sera minimal. Par contre, si vous possédez une entreprise à l'activité très polluante, il sera majoré.
Quel serait le montant de cet impôt ?
Il devrait être plus élevé que l'ancien ISF, car les très hauts revenus connaissent un taux de croissance plus fort que ceux de l'ensemble de la population, et même que la hausse de notre PIB. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : alors que le patrimoine des 500 plus grosses fortunes de France équivalait à 10% du PIB en 2008, ce pourcentage atteint les 30% aujourd'hui. Et contrairement à ce que l'on peut entendre, il n'y a pas de phénomène de fuite massive des milliardaires français. Nous sommes à l'inverse l'un des pays où ils connaissent la plus forte progression. Il faudrait donc augmenter cet impôt sur la fortune, pour qu'il permette de récolter 10 milliards d'euros par an - soit un peu plus du double de l'ISF lorsqu'il a été supprimé.
Aujourd'hui, une grande partie des recettes issues de la fiscalité écologique n'est pas allouée à la transition. Ne faudrait-il pas d'abord changer cela ?
Si on ré-alloue une partie de la fiscalité environnementale vers la transition, cela entraînera forcément des coupes budgétaires dans d'autres secteurs qui ont également besoin de fonds publics. Il y a donc deux solutions : lever davantage d'impôts, ou s'endetter. Je considère que la deuxième option ne fait que retarder le problème.
Plusieurs grandes démocraties qui ont fait face à une crise au XXe siècle ont mis en place des systèmes de contributions importantes, exceptionnelles ou non, de ceux qui en avaient les moyens. Mais, depuis quarante ans, on nous habitue à un autre discours consistant à répéter qu'il ne faut pas taxer les plus riches, de peur que tout s'effondre. Alors qu'on a besoin de faire des investissements massifs, il est temps de changer de logique.
Vous préconisez aussi une hausse de la fiscalité sur la consommation...
Oui, et cela ne s'oppose pas à la fiscalité sur les ménages les plus riches, qui pèserait davantage sur les actifs financiers. Il faut continuer d'augmenter la taxe carbone, seulement dans un cadre général de justice sociale. Les ménages modestes, qui sont limités dans leurs choix de vie, ne devraient pas avoir à la payer. Aujourd'hui, on mise tout sur la fiscalité des consommateurs comme s'ils étaient les seuls responsables des émissions de CO2. C'est absurde, ils sont souvent contraints par des décisions d'investissement de la part de ceux qui possèdent les actifs financiers ou par des choix d'entreprises dans leurs activités.
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Surtout, les recettes générées devraient être immédiatement redistribuées aux ménages les plus nécessiteux. En Colombie-Britannique, au Canada - où l'idéologie est pourtant libérale - une taxe carbone a été mise en place dès 2008. Et celle-ci continue de croître, sans déclencher de mouvements sociaux. La raison est simple : une bonne partie des recettes de cette taxe est redistribuée aux moins aisés. Cet exemple illustre que la tension apparente entre le social et l'environnement, qui a pu se dessiner pendant la crise des Gilets jaunes, n'est pas une fatalité.
Propos recueillis par Marine Godelier
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