Le double visage de Chypre

À l'heure où l'île a pris la présidence de l'Union européenne, le 1er juillet, retour sur ses principaux défis, entre division et crise économique.
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Division entre Occident et Orient

À la lisière de l'Orient et aux portes de l'Europe, chypre a toujours payé sa position stratégique. Sa colonisation par les Ottomans, les Britanniques et le mur qui la divise aujourd'hui démontrent son attrait. Cette petite île de 9 000 km2 est déchirée depuis trente-huit ans entre la RTCN (République Turque de Chypre du Nord) et la république de chypre, au sud.
À son indépendance, en 1960, le territoire compte 18 % de turcs et 80 % de grecs. Un accord préserve une présence britannique (10 % des terres) et les intérêts des deux communautés. Mais les tensions restent tenaces. Lorsqu'en 1974 les colonels grecs tentent un coup d'état pour accomplir l'Enosis (rattachement à la Grèce), Ankara riposte violemment. La partition entre turcs chypriotes au nord et chypriotes grecs au sud devient effective. La construction d'un mur, la « ligne verte », achève de dessiner cette carte. La RTCN, reconnue uniquement par Ankara, compte 265 000 résidents sur les 800 000 habitants de l'île.
La division s'est banalisée. À Nicosie, les vestiges du conflit - maisons éventrées, postes frontière barbelés et présence de militaires turcs - ne choquent plus. Depuis l'ouverture de brèches dans le mur, la traversée se fait sur présentation d'une pièce d'identité. On est loin d'une réunification. Les entités cohabitent avec une économie à deux vitesses. Les salaires minimaux diffèrent : environ 750 euros côté grec, contre 500 euros côté turc (1?107 livres turques). Chaque jour, de nombreux turcs chypriotes (dotés d'un double passeport) franchissent la « ligne verte » pour travailler. Les produits de consommation, plus rares au nord, sont d'autant plus chers que l'immobilier et l'alimentaire de base sont bas.

Intégration européenne inachevée

Cette souveraineté déchirée déclenche une ambiguïté sur la place de chypre dans l'UE. Lorsqu'en 2004 l'île intègre l'UE, la partie nord reste hors du processus. Le « plan Annan » propose une réunification de l'île, mais il est rejeté par les chypriotes grecs au motif qu'il ne prévoit pas leur retour dans la partie nord. Pour Nilgün Arisan Eralp, chercheuse à la fondation économique de Turquie (Tepav), « l'échec de ce plan a plutôt contribué à affecter les relations entre Turquie et UE ». Depuis le 1er juillet dernier, Ankara boycotte la présidence chypriote de l'UE. Nilgün Arisan Eralp y voit « une protestation turque plutôt qu'une menace ». D'après la chercheuse, « seule la relation avec la présidence sera gelée. La Turquie désapprouve que les Chypriotes turcs soient exclus du processus décisionnel de l'UE ». Selon Barish, habitant turc chypriote, son peuple ne compte « plus que pour un quart de la population nord depuis l'arrivée des Turcs. Nous n'existons plus. Nous dépendons de la Turquie, à la présence de laquelle nous ne consentons pas ». Malgré les provocations d'Ankara, « Chypre est favorable à son adhésion, répète la ministre des affaires étrangères chypriote, à condition qu'Ankara reconnaisse notre État ». Acte que la Turquie refuse toujours, de peur de perdre son influence sur l'île d'Aphrodite. C'est l'impasse.

Crise d'une économie dépendante

La balance commerciale de chypre est traditionnellement déficitaire. en 2011, elle est de - 5,9 milliards d'euros. Sa productivité limitée l'oblige à importer, pour ses habitants et ses 3 millions de touristes annuels. Mais l'île détient des trésors qui compensent ces pertes. Placée sur la voie qui mène aux états pétroliers arabes et au Moyen-Orient, chypre aiguise l'appétit des investisseurs étrangers. La plupart sont attirés par ses services (76 % du PIB), notamment le tourisme (20 % du PIB) et les services financiers (30 % du PIB), ses fondamentaux. La flotte chypriote excelle également, en 10e position au niveau mondial.
Les investisseurs sont également séduits par le faible taux d'imposition sur les entreprises de l'île, à 10 %. L'état possède des traités de double imposition avec plus de 40 pays. Cette « politique économique d'ouverture héritée de l'empire britannique » lui permet de « devenir un point stratégique essentiel pour les étrangers, et notamment les Russes », analyse Evangelos Venetis, chercheur à la fondation hellénique pour l'Europe et la politique étrangère. De 2000 à 2007, l'île jouit d'une croissance constante (+ 4 %). Bonne élève, elle adopte l'euro en 2008, avec un PIB par habitant de 21 800 euros.
Aujourd'hui, la crise financière a atteint les côtes chypriotes. En récession (- 0,8 %), l'île flirte avec un chômage de 11 % - le plus élevé depuis 1974. L'accroissement de son déficit public, à 6,8 %, le dispute à celui de sa dette (65 % du PIB). Chypre a entamé des réformes structurelles en mai 2011. « Une réduction des fonctionnaires [5 000 sur 52 000, ndlr], une contribution de 2,5 % des revenus des fonctionnaires et une réduction des aides sociales », résume Georges Sklavos, du ministère des Finances.

Victime collatérale de la crise grecque

« Chypre est notre deuxième maison, elle fait partie de notre civilisation. Après l'invasion de la Turquie, nous avons eu le sentiment de l'avoir perdue. » ce point de vue grec d'Elias Karavolias, économiste au collège américain d'Athènes, confirme l'attachement de la république hellénique à chypre. C'est d'ailleurs un chantage grec qui favorise son intégration à l'UE en 2004. Alors que plusieurs membres refusent l'entrée de l'île divisée, la Grèce menace de boycotter les neuf autres candidats à l'adhésion. La république hellénique est de fait le principal partenaire économique chypriote « malgré leurs économies différentes. Chypre est ouverte, la Grèce plus fermée », souligne Evangelos Venetis. Mais les limites de cette interdépendance s'illustrent aujourd'hui avec la crise de la Bank of Cyprus et la Laiki Bank. Les principales banques ont massivement spéculé sur la dette publique grecque. Sofronis Clerides, agrégé d'économie à l'Université de chypre, clarifie : « Elles ont pris des participations d'obligations grecques de près de 5 milliards d'euros - soit 25 % du PIB. Ces banques ont aussi des activités en Grèce depuis 2004 et un important emprunt. » Le 6 juillet dernier, Vassos Shiarly, ministre des Finances chypriote, déclare que son état (0,2 % du PIB de la zone euro) est une victime « injuste » de la crise de la dette. Il a payé le prix fort « dans l'effacement de 107 milliards d'euros de la dette grecque ». Chypre est désormais le 5e pays d'Europe à réclamer l'aide de l'UE pour son secteur bancaire.

L'ombre russe

Si chypre a imposé une rigueur dans sa politique, cette cure d'austérité pourrait se révéler insuffisante aux yeux de la troïka, en mission chez elle cette semaine. L'île pourrait en effet avoir besoin de 10 milliards d'euros. Aussi, le 6 juillet, le président chypriote, Demetris Christofias, n'a pas hésité à faire appel à Moscou, « moins contraignante que l'UE en termes de conditions sur le prêt », pour lui réclamer 5 milliards d'euros. Élu en 2008, ce communiste n'a jamais caché son affection pour le géant russe. Se targuant d'être « le mouton rouge de l'Europe », il cultive une proximité avec la Russie. Trente-cinq mille russes vivent sur l'île et y ont de nombreux intérêts. Selon Evangelos Venetis, ce prêt moscovite n'est qu'une « menace ». « Chypre veut envoyer un message fort à Bruxelles afin d'obtenir des garanties plus justes que la Grèce pour la sauvegarde de son économie. » L'île pourrait aussi faire appel à la chine. Un double jeu qui a le don d'agacer Bruxelles. Et achève de démontrer la schizophrénie chypriote entre l'Orient et l'Occident.

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