Anil Kumar Gupta butine les idées des paysans indiens

À l'image d'un essaim d'abeilles, le réseau Honey Bee Network, fondé il y a vingt ans par ce professeur de management, a récolté plus de 120 000 innovations auprès des paysans du sous continent indien. Répertoriées dans une base de données, elles contribuent à partager de façon équitable le fruit du savoir populaire entre leurs inventeurs, ceux qui les commercialisent et ceux qui les utilisent.
Anil K. Gupta / DR

Une machine à laver activée par un pédalier de bicyclette, un outil conçu pour ramasser les noix d'arachide, finalement utilisée pour nettoyer des plages, une télévision à quatre écrans... Ces innovations ne sont pas nées dans les labos de grandes entreprises, mais dans l'esprit de paysans indiens. Et, si leur ingéniosité a pu dépasser les frontières de leur village et parfois celles du sous-continent, c'est à cet homme qu'ils le doivent.
Anil Kumar Gupta a créé il y a plus de vingt ans le Honey Bee Network, précisément pour dénicher les inventions au fin fond des campagnes indiennes, en valider l'originalité, éventuellement les compléter et les combiner entre elles et les rendre accessibles à tous ceux dont elles pourraient simplifier l'existence. Le tout, en récompensant les individus qui en sont à l'origine.

« Un pape de l'innovation »

Aujourd'hui âgé de 60 ans, ce professeur du prestigieux institut indien de management situé à Ahmedabad (Gujarat), la Mecque du management de la région Asie-Pacifique, a tout du sage indien : regard noir profond et pétillant, longue barbe blanche et tunique traditionnelle. « Un pape de l'innovation », selon les termes de Marc Giget, créateur de l'institut européen de stratégies créatives et d'innovation, qui organise chaque année les rencontres des directeurs de l'innovation. L'édition 2012 a récompensé Honey Bee Network d'un « Hermès de l'innovation », un prix inspiré des humanistes de la renaissance.
En 1984, jeune consultant, Anil K. Gupta effectue une mission au Bangladesh pour le compte de l'institut de recherche agronomique. « Les paysans avaient partagé leur savoir avec moi et je ne pouvais rien leur donner en retour, pas même mes rapports, rédigés en anglais, regrette-t-il. J'avais le sentiment de les exploiter. Cette asymétrie de la connaissance entretient l'asymétrie sociale », dénonce-t-il.

Réduire au minimum les coûts de transaction entre innovation, investissement et entreprise
L'image de l'abeille lui vient, alors qu'il imagine un système permettant de restituer aux villageois le fruit d'un savoir qu'ils partagent bien volontiers. « Les abeilles connectent les fleurs entre elles grâce à la pollinisation et en extraient le nectar sans leur causer de tort, explique-t-il. C'est la même chose avec Honey Bee Network, qui va chercher les idées dans les campagnes sans voler les paysans». À l'aube des années 1990, « à une époque où il est beaucoup question d'aide au développement déversée de haut en bas », Anil K. Gupta, accompagné de ses étudiants, entreprend de parcourir les campagnes indiennes. Son objectif : dénicher les inventions de tout poil, bricolées par les villageois en réponse à leurs problèmes quotidiens, sortir les inventeurs de l'anonymat, les connecter entre eux et avec les utilisateurs, évaluer les inventions à l'aune de l'existant, partager les bénéfices commerciaux et respecter les principes de la propriété intellectuelle. « Il s'agit de réduire au minimum les coûts de transaction entre innovation, investissement et entreprise », résume anil K. Gupta. Si rien ne doit freiner l'utilisation d'une invention par des individus, dès lors qu'une entreprise s'y intéresse, une licence est mise en place.

Des brevets sont parfois déposés. De 1998 à 2009, le nombre d'inventions répertoriées par Honey Bee Network passe de 10?000 à 120?000, dans l'énergie, les transports, l'agriculture, l'alimentation, les médicaments et les produits vétérinaires. Souvent inspirées de la nature, elles minimisent la consommation de ressources et d'énergie. « Aucune politique publique n'a fourni d'outils pour exploiter ces inventions venues d'en bas, regrette anil K. Gupta. Et le marché ne sait pas combler les besoins des populations pauvres. » Sans doute pour cette raison, le « cas Honey Bee » est enseigné dans les meilleures écoles de management du monde. La newsletter est diffusée dans 75 pays, et certains grands (Brésil, Afrique du Sud, Chine) ont commencé à reproduire l'expérience.au fil des années, d'autres structures sont venues renforcer les moyens du réseau ; en plus d'une entité dédiée qui commercialise les inventions et négocie des licences, un incubateur et un fonds d'investissement ont vu le jour.


Certaines innovations sont exploitées très loin du village où elles ont été imaginées : la pompe à eau alimentée par une éolienne a été adoptée dans des mines de sel en inde avant de produire de l'énergie dans l'arctique canadien. Les communautés ou individus à l'origine d'une invention figurent sur les emballages des produits vendus, parmi lesquels de nombreux produits à base de plantes, destinés à l'agriculture, à la médecine. Outre la reconnaissance des inventeurs, ce message a vocation à faire connaître le réseau et à susciter la remontée de nouvelles idées. Tout comme les « Shodh Yatra », ces « voyages d'exploration » qui, depuis 1998, emmènent chaque année le professeur Gupta et des membres du réseau à travers les campagnes, à la recherche de nouveaux professeurs Nimbus.

Le ventre vide et des idées

Pour Anil K. Gupta, il faut cesser de considérer les populations des régions pauvres comme des éponges à subventions, et les reconnaître comme une source d'innovations. « Maslow [et son classement des besoins des plus fondamentaux aux plus sophistiqués sous la forme d'une pyramide, ndlr] se trompe lorsqu'il affirme qu'on doit avoir le ventre plein pour avoir des idées »
Dans la même veine que Honey Bee, l'incubateur Virtuel Techpedia regroupe depuis 2009 quelque 300 000 étudiants en technologie de 500 universités, ainsi que des pME, qui planchent ensemble sur des problèmes du quotidien, notamment dans l'économie sociale. Ils ont ainsi imaginé un réfrigérateur au GPL, un système transformant la chaleur d'un pot d'échappement automobile en air conditionné, une chaise roulante capable de monter les escaliers...
Anil K. Gupta aimerait que les entreprises s'intéressent un peu plus à ces innovations. Il a notamment pris langue avec Dassault Systèmes, dont les solutions de virtualisation seraient précieuses pour passer des idées aux produits...avec quelques années d'avance, ses initiatives illustrent très concrètement certains concepts dans l'air du temps. « Grassroots innovation », c'est l'innovation venue d'en bas - par ceux qui n'ont que leur imagination pour surmonter la rareté des ressources financières, matérielles et énergétiques -, développée par ceux qui en seront les utilisateurs. Et cela semble un bon moyen de bâtir une économie qui n'exclue personne, selon le précepte de l'« Inclusive Development » très en vogue dans les théories du développement.

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