La mort plus forte que l'amour

Par latribune.fr  |   |  601  mots
Shakespeare couleur d'encre. De la plus belle et de la plus tragique histoire d'amour de tous les théâtres du monde, le metteur en scène Hans-Peter Cloos a fait l'histoire la plus noire. Roméo et Juliette ne sont plus seulement les enfants malheureux de familles ennemies, ils sont maintenant les héritiers d'une société à la dérive, les amants innocents d'un monde sans pitié. Les Capulet, les Montaigu ont troqué leurs palais de Vérone contre le no man's land d'une banlieue à risque, aux portes de Sarcelles, peut-être, ou de Vaux-en-Velin. Noir et nu est le décor de Jean Haas, qui évoque des murs d'usine ou le quai d'une gare désaffectée. La nuit. Des échafaudages, des passerelles, des rails... De temps en temps une toile peinte descend des cintres, tache de couleurs passées, petits éclats usés, comme des pépites pour animer la danse de mort et d'amour. Quelles sont-elles, ces familles obtuses, haineuses ? Le clan de Roméo semble surgi d'une petite bourgeoisie qui se voudrait grande, celui de Juliette a l'allure de nouveaux riches, avec un père « beauf » (Jacques Denis), une mère, poupée peinte (Katja Rupe) qui a tout l'air de s'être échappée des trottoirs, et une nourrice sortie du populo, harpie grande gueule et coeur d'or (Brigitte Catillon, parfaite). Les copains des amoureux sont des zonars, des blacks, des beurs, des paumés, des rigolos, cuir, jeans et couteau à cran d'arrêt. Quand ils se battent, c'est la castagne sauvage sur des rythmes de reggae, quand ils s'amusent, c'est à coups de plaisanteries musclées et de gaudrioles de gamins. Faut-il, pour témoigner de l'actualité d'une oeuvre immortelle, la transposer hors de son siècle, lamaquiller en temps d'aujourd'hui ? Roméo nous est-il plus proche parce qu'il porte un vieux blouson sur un pantalon en tire bouchon ? La question se pose chaque fois qu'un metteur en scène relit, bouscule, adapte ou viole un classique. Parfois c'est raté. Ici, la vision de Hans-Peter Cloos est d'une cohérence absolue, tout est juste, tout est justifié, les images répondent au texte et le texte, une fois encore superbement traduit par Jean-Michel Desprats, se fond dans ces paysages d'abandon. Roméo des ténèbres, Juliette des lumières : Denis Lavant, dont on connaît le singulier génie, et Romane Bohringer, que l'on découvre sur scène, forment ce couple hors normes ; lui, le vilain canard, le gnome rageur qui devient beau par le seul regard échan- gé avec celle qui sera sa femme et son tombeau, elle, époustouflante de naturel, gracieuse, mutine, volontaire, qui a vraiment quatorze ans, comme le veut Shakespeare, et qui vogue vers l'éternité de son enfance. Celle qui fut l'héroïne des Nuits fauve de Cyril Collard - qui lui valut le César du meilleur espoir féminin - et qui tourna une demi douzaine de films, n'avait fait qu'une petite apparition dans la Tempête, montée par Peter Brook (qui jamais ne se trompe sur la qualité des comédiens qu'il engage), et avait pour Canal Plus enregistré le rôle de Célimène dans un Misanthrope réalisé par Jacques Weber. On peut donc parler de débuts. Ils sont éblouissants. Cruauté et violence quand la mort est plus forte que l'amour, Roméo et Juliette en nocturne... Bouleversant. Caroline ALEXANDER Théâtre du Rond-Point, salle Renaud-Barrault, les mardi, jeudi, vendredi, samedi à 20 h 30, mercredi à 19 h 30, dimanche à 15 heures, matinées supplémentaires à 14 h 30 les 3, 8, 17, 28 février et 2 mars. Jusqu'au 9 mars. Tél. : 44.95.98.20.