Un système de pouvoir à inventer

Créer un État démocratique. Au lendemain de l'élection présidentielle russe, tel est l'immense défi auquel le numéro un du Kremlin va devoir faire face pour peu qu'il ait la volonté de pousser son pays sur les voies de la modernité. Car si les réformes - considérables - entreprises en Russie en matière de libération de l'économie et d'organisation institutionnelle n'ont guère produit jusqu'à présent de résultats tangibles ni suscité une large adhésion de la population, c'est bien parce que l'Etat russe reste, comme le souligne Anita Tiraspolski (chercheur à l'Ifri (1), « un Etat essentiellement totalitaire où le gouvernement se substitue à toutes les institutions du système ». Quand il ne se fait pas carrément spoliateur. « Comment voulez-vous, explique Jacques Sapir, expert "ès-Russie" à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), que les régions reversent leur quote-part d'impôt à l'Etat fédéral lorsque ce dernier ne remplit pas ses obligations élémentaires en ne versant pas les salaires ? ». « Comment, poursuit-il, la Douma [Chambre basse du Parlement] peut-elle jouer son rôle lorsque ses commissions n'ont ni budget propre, ni pouvoir de convoquer des hauts fonctionnaires pour les auditionner, ni aucune certitude que ses avis ou décisions ne seront pas balayés d'un revers de la main par un quelconque ministre ? » Que penser enfin de la « pantalonnade » du mois dernier qui a vu le chef des gardes du corps de Boris Eltsine, le général Korjakov, porter lui-même à la banque centrale de Russie l'ordre du président de verser sur l'heure un milliard de dollars au gouvernement... sans que le Fonds monétaire international y trouve rien à redire ? Pour Jacques Sapir, « il est temps que les gens de l'exécutif - à commencer par le président - prennent conscience qu'ils ne disposeront d'un pouvoir effectif que lorsqu'ils auront consenti à en fixer les limites et à les respecter ». « Trop relève encore de l'Etat, confirme Gérard Wild (chercheur au Cepii (2) alors qu'il faudrait répartir les curseurs décisionnels entre pouvoir central, collectivités locales et entreprises. » Mais selon lui, il y a d'indéniables progrès depuis quatre ans. Exemple : le fait qu'un Parlement majoritairement opposé au gouvernement ait finalement accepté de voter, après amendements, le budget 1996. Un signe de responsabilité lié à un début de stabilisation économique qui devrait permettre aux acteurs de prendre des décisions rationnelles. Y compris au gouvernement. Ainsi, estime Gérard Wild, « l'Etat russe pourra bientôt se permettre d'avoir une stratégie industrielle et d'aménagement du territoire ». Concrètement, Jacques Sapir identifie quatre priorités pour le nouveau pouvoir. D'abord reconstruire un système fiscal puisque les impôts effectivement perçus ne représentent plus que 9 % du PIB ; réformer ensuite un système bancaire « incohérent et malsain dans sa structure d'actifs et sa réglementation » ; reconstruire un système de protection sociale « afin de permettre aux entreprises qui tiennent actuellement ce rôle de dégager des financements pour se restructurer » ; mettre fin, en dernier lieu, à la collusion entre grandes entreprises « privatisées » et responsables gouvernementaux. « Tant que le Premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, détiendra personnellement 10 % de Gazprom, note Sapir, on ne réglera pas la question des taxes à l'exportation des produits énergétiques. » La solution pourrait venir de la crise financière qui se profile après la gabegie dépensière des derniers mois de la campagne électorale. Faute de pouvoir résorber le déficit par une baisse des dépenses, un financement monétaire (inflationniste) ou de nouvelles émissions d'emprunts d'Etat (qui pousseraient les taux d'intérêt au zénith), le pouvoir pourrait faire main basse sur les immenses richesses du secteur pétrolier. Ce serait la fin du « système Tchernomyrdine », affirme Jacques Sapir. C'est bien ce qu'attend le nouveau président du Conseil de sécurité, Alexandre Lebed. La montée en puissance du « général mains propres » montre en tout cas que la société russe rêve du « grand nettoyage ». Daniel Vigneron (1) Institut français des relations internationales. (2) Centre d'études prospectives et d'information internationales.
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