La grande razzia de Publicis et de Havas

Lus leurs trophées s'accumulent, plus ceux qui voient les plats passer s'inquiètent. Havas et Publicis seraient-ils en train de rafler l'essentiel du marché publicitaire français ? Ces derniers mois, leurs agences ont gagné la très grande majorité des compétitions organisées par les annonceurs en quête d'idées nouvelles (voir tableau ci-dessus). Carrefour, le Loto, Banques Populaires, McDonald's, La Poste et Monoprix d'un côté. Axa, GDF-Suez, Yoplait de l'autre... Des budgets souvent importants sur le plan financier : entre 20 et 40 millions d'euros. " C'est bien simple, Havas etPublicis tirent sur tout ce qui bouge ", constate le patron d'une agence de pub indépendante. Quand elle n'agace pas les concurrents, cette bipolarisation rampante du marché hexagonal les incite à penser que la France est décidément incorrigible. Et que personne ne peut rien contre ce que les Anglo-Saxons qualifient de " french disease ", à savoir cette propension à rester entre soi.Laurent Habib, PDG d'Euro-RSCG C&O, l'une des agences les plus performantes d'Havas, le reconnaît bien volontiers : " Je suis frappé, à la fois de façon subjective et objective, par la proportion de compétitions que nous gagnons. Par rapport aux autres acteurs, notre tauxde conversion est bien supérieur. Cela conforte l'idée - véridique - que nous accroissons notre avance sur les autres. " Mais qu'est-ce qui justifie cette gagne insolente des équipes tricolores sur leur terrain ? Une nostalgie partagée avec les annonceurs du cru de la grande époque de la publicité à la française ? Ces an-nées 70 bénies où, comme le rappelle Hervé Brossard, président de l'Association des agences conseils en communication, l'État faisait preuve " d'un protectionnisme réel qui a permis aux deux leaders de se développer " ? Ou existe-t-il des raisons plus tangibles à cette bipolarisation ? La réponse n'est pas simple. Nous sommes en France et comme toujours, le marché ne joue pas complètement son rôle !Personne n'ose proférer ces mots tabous, mais la " préférence nationale " est bel et bien là et son influence dans les choix des annonceurs très prégnante. " Les marques historiques, patrimoniales et, a fortiori, locales l'emportent toujours en période d'incertitude, et pas seulement dans la publicité. On recherche ce qui rassure et c'est particulièrement le cas dans les marchés de la communication, où les deux acteurs historiques, au-delà de leur poids, sont considérés comme des acteurs d'influence ", constate Benoît Héry, président de Draftfcb France, filiale du groupe américain Interpublic. Élie Ohayon, qui préside une autre filiale de ce groupe, l'agence McCann France, constate lui aussi cette prime au leader. Et selon lui, la crise actuelle n'y est pas pour rien : " Lorsque les marchés se tendent, l'entraide se développe entre les sociétés du CAC 40 ", remarque-t-il.Une analyse partagée par de nombreux observateurs. Henri-Christian Schroeder, patron du cabinet-conseil en fusions-acquisitions Schroeder & Associés, le souligne volontiers : " Vincent Bolloré et Maurice Lévy, tant par le poids de leurs groupes que par leur rôle réciproque dans le monde des affaires et des médias, sont considérés comme de vrais capitaines d'industrie. " Et quand le brouillard se lève, leurs pairs ont besoin plus que jamais d'être rassurés.PUISSANCE DE FEUDeuxième raison : la puissance de feux d'Havas et de Publicis. Les deux géants français ont, dans l'Hexagone, la masse critique financière et humaine " qui permet d'être incontournable ", souligne Philippe Lentschener, président de Publicis France. Ils ont aussi la capacité, si nécessaire, à fédérer plusieurs agences de leurs réseaux pour gagner la confiance des annonceurs. Quand un annonceur comme La Poste cherche un nouveau partenaire, l'agence de pub Euro-RSCG n'y va pas seule, elle s'associe avec sa rivale et néanmoins cousine, C&O. " S'il le faut, je peux mobiliser 100 personnes pour une compétition et investir 200.000 euros ", reconnaît Laurent Habib. Une force de frappe dont ne dispose quasiment aucun de ses concurrents anglo-saxons ou indépendants !Du talent, de l'argent, de la stratégie, des réseaux internationaux... Difficile de nier qu'Havas comme Publicis n'ont pas tout d'une grande. Henri-Christian Larger, président de Gibory Consultant, l'un des deux grands organisateurs de compétitions publicitaires en France, le constate : " Pour qu'une entreprise ne veuille pas interroger l'un des deux leaders, il faut qu'elle ait de très bonnes raisons ! " C'est le cas par exemple si les compétiteurs potentiels oeuvrent déjà pour un concurrent de l'annonceur qui organise la compétition. De fait, quasiment aucun annonceur ne souhaite confier son budget à une agence si elle travaille pour son ennemi mortel.Mais même cette règle peut être désormais contournée. Euro-RSCG BETC ne vient-elle pas d'être choisie par Monoprix alors qu'elle gère l'image de Carrefour ? Il lui aura tout simplement suffi de créer une agence autonome, dédiée à l'enseigne de distribution et baptisée City ! Une botte secrète qui a déjà fait ses preuves ces dernières années. Publicis comme Havas n'avaient jamais compté sur leur terre d'élection autant de petites structures susceptibles d'accueillir ce que dans le jargon on appelle des " doublons ". Publicis peut non seulement utiliser les filiales françaises de ses réseaux d'agences d'origine américaine, Saatchi & Saatchi et Leo Burnett mais aussi Marcel. Havas de son côté ajoute à ses trois principaux mousquetaires, Euro-RSCG C&O, BETC Euro-RSCG et Euro-RSCG 360, leurs jeunes petits cousins, Leg et H, sans compter les " alliés " FFL et @just dont le groupe détient une part du capital...Troisième explication : la forte implication des dirigeants des deux groupes. " Chez Publicis comme chez Havas, la bataille pour le "new biz" [Ndlr : terme désignant chez les publicitaires les budgets nouvellement acquis] fait rage ", souligne Bernard Petit, président de Vidéothèque, l'autre organisateur de compétitions. " L'arrivée du nouveau patron de Publicis Conseil, Arthur Sadoun, a transformé cette agence qui s'est mise à gagner des compétitions. Et du côté d'Havas, Bolloré s'est pris au jeu. " L'homme d'affaires breton passe maintenant deux jours et demi à Suresnes. " C'est un patron qui sait intervenir, soutenir, influencer, trouver des solutions et est présent à chaque fois qu'on a besoin de lui ", précise Laurent Habib. Vincent Bolloré n'hésite d'ailleurs pas à mettre les mains dans le cambouis. " Je l'ai vu passer un coup de téléphone pour essayer d'arracher un budget de 200.000 euros ", se souvient, encore tout étonné, ce responsable marketing d'une marque agroalimentaire française. Et ce même dirigeant de se plaindre auprès d'un dirigeant de Publicis : " Chez Havas, je suis mieux traité, c'est Vincent Bolloré en personne qui déjeune avec moi ! "PERSONNALITES DU SERAIL POLITIQUEÀ cette rage de gagner s'ajoute un mot en 9 lettres : influence. Une spécificité nationale qui horripile les Anglo-Saxons. Aux yeux du numéro deux d'un groupe de communication américain, la France mériterait à ce titre le qualificatif de " république bananière ". Il faut dire que, désormais, le président de Publicis, très impliqué dans des organismes comme le Medef ou le Forum économique mondial, et conseiller personnel de grands patrons, ne joue plus seul sur ce terrain. Le Petit Prince du cash-flow commence à en faire autant. Vincent Bolloré n'hésite pas non plus à manifester publiquement ses amitiés avec les princes qui nous gouvernent. L'intégration par ailleurs de personnalités issues du sérail politique fait également partie d'une stratégie qui offre à Havas comme à Publicis des atouts maîtres lorsqu'il s'agit de gagner des budgets gouvernementaux !Pour la kyrielle d'agences qui, en France, gravitent dans le giron des géants américains, WPP, Omnicom et Interpublic, la concurrence se fait donc de plus en plus rude. Soucieux de ne pas insulter un avenir qui pourrait les conduire à jouer pour la France, leurs dirigeants saluent le talent des hommes et des femmes dont s'entourent Vincent Bolloré et Maurice Lévy. Mais sous le sceau du secret de l'anonymat, les langues se délient. " On le sait, les dés sont pipés au départ, certaines compétitions sont perdues d'avance ", explique un président d'une agence américaine, qui assure que ces collègues partagent ce constat. Même si leurs dirigeants le nient vivement, Publicis et Havas usent de leur influence économique et politique pour gagner des budgets. Et pourtant, beaucoup d'agences y vont quand même. " Il y a des compétitions qu'on ne peut refuser pour des raisons d'image. Et puis on espère toujours ! " reconnaît ce même président. Alors même ces très longs exercices de style mobilisent des ressources humaines et financières colossales. Une compétition coûte plusieurs millions d'euros. La perdre, c'est parfois mettre en péril le devenir d'une agence qui, après tout, n'est qu'une PME !Est-ce à dire que tout est perdu pour les autres et que David ne réussira pas à battre Goliath ? " Non. Les annonceurs sont à la recherche également de structures plus souples, avec des managers plus proches d'eux. Nous nous rattrapons sur des budgets de distribution ou alimentaires sur lesquels les arguments politiques ne jouent pas. Nous nous sommes par exemple développés avec Leclerc et avons gagné Nocibé et Bonduelle ", souligne Vincent Leclabart, président d'Australie, une des rares grandes agences indépendantes française. " Nous avons remporté beaucoup de clients internationaux qui n'ont rien à faire de ces histoires de protectionnisme et ont besoin d'un vrai réseau ", renchérit Élie Ohayon, citant par exemple Accor-Groupe Pullman, Waterman et Parker Monde, Acuvue, filiale de Jonhson & Jonhson...Mêmes réactions chez Young & Rubicam : " Notre ambition est de jouer les trouble-fêtes, d'être les challengers, cela nous permet de gagner des budgets face aux grands : Euromillions, Speedy... Nous allons également sur des secteurs en devenir, qui sont pour l'instant des petits annonceurs, comme les jeux vidéo ", précisent Jacques Bungert et Frédéric Torloting , coprésidents de Young & Rubicam. " Arrêtons en France de regarder le marché sous l'angle franco-français. Aujourd'hui, les budgets se mondialisent de plus en plus. 50 % de nos revenus sont d'ailleurs liés à l'international ", se réconforte, de son côté, le président de TBWA France , Nicolas Bordas . " Il ne faut surtout pas oublier que les agences sont de véritables entreprises, avec des stratégies de développement internationales. Au niveau mondial, cette industrie pèse quelque 32 milliards d'euros, renchérit Luc Laurentin , cofondateur du cabinet Limelight . Petites, grandes ou moyennes, elles créent de nouveaux modèles pour répondre aux besoins des annonceurs. Et c'est là que la différence se fera. " Enfin, les dirigeants français d'agences veulent aussi voir le bon côté de cette prédominance de Publics et d'Havas : " Il existe très peu d'autres industries où deux groupes français figurent dans les dix premiers mondiaux ", conclut Hervé Brossard. Un petit cocorico, ça vous remonte le moral !Il y a encore des annonceurs que la puissance ne fascine pasCertains annonceurs continuent à faire davantage confiance aux talents de personnalités qu'à la seule notoriété des agences. C'est une aubaine pour les publicitaires qui, ces dernières années, ont choisi de créer leur propre entreprise après une carrière auréolée de succès dans des grands groupes. Ils sont ainsi aujourd'hui une poignée à ne redouter ni la crise ni la puissance de feu de Publicis et Havas. Gilles Masson est l'un d'eux. Cofondateur en 2005 de l'agence M&C Saatchi GAD, il assure avoir dépassé tous les objectifs de son business plan : " Nous sommes passés de 3 à 20 millions d'euros de chiffre d'affaires sans 1 euro d'achat d'espace. " Une grande partie de cette croissance est liée à la multiplication des prestations que l'agence propose à des clients qui, au départ, pensaient ne faire appel à elle que sur un sujet. " Désormais, pour Yves Rocher, nous nous occupons de huit disciplines différentes ", relève Gilles Masson, qui peut aussi se targuer d'avoir la Banque Postale parmi ses clients." Les annonceurs sont moins fascinés par la puissance qu'on le dit ", souligne de son côté Dominique Julien, la cofondatrice de l'agence @just qui, en un an, a gagné dix-sept compétitions.La confiance des annonceurs dans les grands réseaux peut également être contrecarrée dès lors que le sujet requiert une technicité très pointue. C'est particulièrement vrai pour tout ce qui relève de la communication sur le Net. Des agences digitales indépendantes comme Fullsix assument pleinement leur refus d'intégrer l'un des géants mondiaux de la communication. Chiffres à l'appui, leurs dirigeants s'attachent à démontrer leur capacité à croître seul. " L'an passé, nous avons fait près de 40 % de croissance organique. Aujourd'hui, notre objectif est de doubler en trois ans ", assure Marco Tinelli, PDG de Fullsix. Non content d'espérer gagner de très nombreuses compétitions, ce dernier se montre aussi pressé de rallier à son panache des agences en quête d'acheteur. Marco Tinelli compte acquérir 100 à 150 millions d'euros de marges brutes en s'appuyant sur les ressources de Cognetas, le fonds d'investissement qui lui a permis de refuser le rachat de son entreprise par WPP.
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