Avignon tient bon

Alain Françon, Jacques Nichet et Georges Lavaudant dans la cour d'Honneur, Dominique Pitoiset, Pierre-Alain Chapuis, Eric Vigner, Jean-Paul Wenzel ici ou là : à l'annonce du programme célébrant le cinquantième anniversaire du festival d'Avignon, on a entendu des « bof » et des soupirs. « Ce n'est que ça ! » Depuis qu'existe ce festival, considéré comme le phare de tous les festivals de théâtre dans le monde, un vent de fronde accompagne chacune de ses éditions. A l'exception, sans doute, des toutes premières années, quand le bon docteur Pons, résistant et militant, ami des arts et ami des risques, se trouvait à la tête de la mairie. Mais sait-on aujourd'hui ce que pensait l'Avignonnais de souche ou le touriste de passage du culot d'un certain Jean Vilar qui, en 1947, mettait à l'affiche d'une première Semaine d'art, Richard II, un Shakespeare pratiquement inconnu en France, Tobie et Sara, la dernière pièce de Paul Claudel et la terrasse de Midi, oeuvre d'un jeune romancier sétois encore obscur qui s'appelait Maurice Clavel ? Les spectateurs de l'après-guerre étaient-ils angéliques au point de passer pour des moutons conquis d'avance ? Premier festival, premier reproche De fait, Vilar avait quelques ardents défenseurs, le poète René Char, l'amateur d'art Christian Zervos, puis, très vite et de façon déterminante, Jeanne Laurent, alors sous-directrice des spectacles au secrétariat d'Etat aux Beaux-Arts. Mais toute sa vie fut un combat sur la défensive contre la grogne des politiques, les humeurs des grincheux, des snobs, des désabusés, des réactionnaires, des histrions de la rébellion. Premier festival, premier reproche : sur les 4.818 spectateurs, seuls 3.000 avaient payé leurs places. Trop d'invités ! Si Gérard Philipe avait déjà conquis une place au cinéma, Jeanne Moreau, Silvia Monfort, Alain Cuny, Michel Bouquet faisaient encore partie du cheptel des talents en devenir qui, par économie, logeaient chez l'habitant. On n'encense bien que les morts. Saint Jean Vilar, aujourd'hui modèle et autrefois martyr, a toujours dérangé. Pour Avignon, il rêvait de spectacles « capables de se mesurer sans trop déchoir à ces pierres et à leur histoire ». Pour le théâtre en général, il se voulait le bâtisseur d'une pédagogie qui rendrait accessible au plus grand nombre les trésors de la culture, jetant ainsi les bases de ce théâtre qu'Antoine Vitez allait si justement définir comme « élitaire pour tous ». Qui oserait aujourd'hui reprendre les injures, « stalinien », « fasciste », « populiste », « cosmopolite » et quelques autres dont on l'abreuva durant les vingt-cinq dernières années de sa courte vie ? Vingt-cinq ans plus tard, la virulence a changé de cap, mais la critique est toujours au rendez-vous. Paul Puaux fut « traité » d'« instit » communiste, sans talent artistique ; Faivre d'Arcier, d'« énarque socialiste casseur de tradition », et, quand Alain Crombecque fit aménager la carrière de Boulbon pour le Mahabarata, de Peter Brook, les pros de la contestation crièrent haro sur la dépense. A la vue du résultat, les mêmes en redemandaient. Un demi-siècle qu'Avignon vit sur le volcan de la grogne Voilà donc un demi-siècle qu'Avignon vit sur le volcan de la grogne et de la rogne et que tous les prétextes à râler ont été bus jusqu'à la lie : insécurité par-ci, saleté des rues par-là, sacrilèges en pagaille au nom du père - BFA a osé ramené la jauge de la cour d'Honneur à deux mille trois cents places, et le théâtre en Avignon ne sera donc plus jamais populaire ! - Un échec dans la mythique Cour, et il y en eut quelques-uns de retentissants, et c'est un cataclysme qui déferle sur la cité, le festival est déclaré mort. De fait, il se porte plutôt bien et peut, une fois de plus, pour l'été de son jubilé, afficher une économie saine. Ce qui constitue à la fois un paradoxe et un répit pour cette ville, lanterne rouge, si longtemps réputée la plus endettée de France. Au point de passer, il y a quelques mois, carrément sous tutelle de l'Etat. Une situation qui, selon Bernard Faivre d'Arcier, servit de prétexte pour annuler certains travaux d'aménagement dans l'hospice Saint-Louis et provoqua le report de l'exposition Mémoires du festival, consacrée au cinquantenaire, à l'été prochain. Les mécènes sont revenus avec vitalité De plus en plus subventionné par l'Etat, soutenu par les mécènes, charpenté par un solide système de coproductions, le festival, selon son directeur, coûte de moins en moins à la ville et lui rapporte de plus en plus. Ne fut-ce que par les biais des impôts indirects : l'argent dépensé sur place par les artistes et les techniciens - ceux du off y laissent plus de 80 % de leurs cachets -, par les 120.000 spectateurs du « in » et les quelque 300.000 recensés par le « off » (chiffre toutefois invérifiable). Les cafés, les hôtels, les restaurants affichent complet à tarifs qui flirtent parfois avec les cimes, les locations d'appartements et de garages, sous-sols, hangars, arrière-boutiques, n'importe quoi susceptible d'accueillir un tréteau et une rangée de chaise, s'arrachent à prix d'or. Les mécènes, après avoir quelque peu déserté la place il y a trois ans, sont revenus avec vitalité : ceux des entreprises. Perrier-Vittel, AT&T, Redland Granulats, Côtes-du-Rhône et le très fidèle Crédit Local de France ; et ceux des institutions : Adami (société civile pour l'Administration des droits des artistes et musiciens interprètes), SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), AFAA (Association française d'action artistique), Arte, France Culture. Pour Edouard II, de Marlowe, donné en ouverture dans la cour d'Honneur, pas moins de onze coproducteurs, dont huit scènes nationales, se sont associés au festival et au Centre dramatique de Savoie que dirige le metteur en scène Alain Françon. Un marché où on achète, où on se vend Autre atout de ce jeu de coproductions qui, à divers degrés, s'applique à la presque totalité des spectacles : il les sort de l'éphémère des représentations avignonnaises et leur assure une exploitation à l'année. Plaque tournante des agents artistiques, des organisateurs de tournée et des responsables d'institutions, Avignon-sur-Festival est aussi un marché où on achète, où on se vend. Jean Vilar disait qu'il « faisait en son temps le théâtre de son temps ». Ses trois successeurs ont repris son credo, et quand le temps est au chaos, ils en gèrent le charivari. Les râleurs râlent et la fête continue. CAROLINE ALEXANDER
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