Le « Belem » retrouve sa vitesse de croisière

Le Belem a cent ans. Le dernier trois-mâts de la flotte française sera, à n'en pas douter, l'une des attractions majeures du rassemblement de vieux gréements, qui se prépare dans la rade de Brest. Avec ses modestes 58 mètres, sa coque en métal, le Belem n'est pourtant ni le plus impressionnant ni le plus vieux des grands voiliers qui mouilleront dans quelques jours sous le pont de Recouvrance. Mais l'unique survivant de la flotte de commerce française du XIXe siècle a du caractère, de l'élégance et, pour tout dire, des allures de yacht, qui lui donnent une place à part dans la hiérarchie des long-courriers européens. L'histoire, tumultueuse, et le sauvetage épique de ce trois-mâts barque à phare carré (1), participent aussi au mythe de ce navire unique, qui fait aujourd'hui la fierté de son propriétaire, le Centre national des Caisses d'Epargne et de Prévoyance (Cencep), et le bonheur des centaines de stagiaires qu'il accueille chaque année à son bord. Après les années d'enthousiasme, la frénésie de la restauration, la Fondation Belem doit maintenant faire face à l'exploitation de ce navire pas comme les autres et tente de gérer au mieux un budget par nature déficitaire. Pour comprendre les liens qui unissent le Belem aux Caisses d'Epargne, il est nécessaire de revenir une vingtaine d'années en arrière. Jérôme Pichard, alors délégué général du Cencep, sursaute à la lecture d'un entrefilet dans un hebdomadaire : une association lance un appel au secours pour sauver un trois-mâts français retrouvé par hasard dans un chantier de réparation navale près de Venise. Baptisé Giorgio-Cini, il s'agit en fait du Belem, un navire de commerce construit à Nantes en 1896 pour assurer le transport de cacao entre le port de Belem au Brésil et la France. Le bateau, mis en vente sur le marché international, est en piteux état et exige d'importantes réparations. Jérôme Pichard doit batailler ferme pour convaincre le conseil d'administration du Cencep de l'intérêt du projet. Mais il s'appuie sur une solide tradition des Caisses d'Epargne, impliquées dans la conservation du patrimoine architectural avec l'opération Chefs-d'oeuvre en péril, et obtient le soutien déter- minant de la Marine nationale qui, faute des subsides nécessaires, dispose de moyens techniques à la mesure de l'enjeu. « Du haut de la préfecture maritime de Brest, ce fut un moment d'intense émotion de voir arriver ce vieux trois-mâts encore dans un pitoyable état, ayant de plus été secoué au cours de la traversée, salué par les sirènes et les bateaux-pompes de la Royale », se souvient Jérôme Pichard (2). C'est à cette époque, en 1979, qu'est créée la Fondation Belem, une fondation d'utilité publique, dont le capital est constitué pour l'essentiel par l'apport du bâtiment. Remis partiellement en état à l'arsenal de Brest, le Belem devient quelques années plus tard le premier bateau français classé monument historique par le ministère de la Culture, ce qui permet à la fondation de bénéficier de fonds publics pour poursuivre la restauration. Ce travail, qui durera de longues années, est un véritable casse-tête pour les spécialistes. Le Belem a, en effet, subi de multiples transformations au fil des ans et des changements de vocation, depuis sa construction par les chantiers Dubigeon. Transformé en yacht par le duc de Westminster avant la Première Guerre mondiale, modifié par le brasseur Alex Guinness, gréé en trois-mâts goélette à voiles triangulaires par le comte Vittorio Cini, le voilier n'a plus grand-chose à voir avec le bateau de transport à voiles carrées qu'il était au départ. Les cales, après avoir fait place à de superbes cabines, ont été réaménagées en dortoirs par les Italiens. La dunette a été surélevée et affublée d'un pavois en teck à colonnades, et une timonerie a surgi sur le roof. Outre ces transformations qu'il faut habilement gérer, le bateau doit subir de nouvelles modifications pour faire droit aux exigences de la navigation moderne et se conformer à des spécifications techniques draconiennes. En dépit de toutes ces transformations, il est une qualité dont le Belem ne s'est jamais déparé, c'est son élégance. La pureté de ses lignes font même souvent oublier qu'il s'agit d'un bateau en métal, de la dernière génération des long-courriers, qui rivalisait de vélocité, à l'époque de son lancement, avec les premiers vapeurs. « C'est un navire très marin », confie le commandant Marc Cornil, qui règne sur le pont depuis 1990. Après avoir restauré le bateau, la Fondation Belem en a confié l'exploitation à un armateur breton, la Compagnie Morbihannaise de Navigation, basée à Nantes. « Notre mission est double, explique Hugues-Robert Gros, directeur de l'armement. Fournir l'équipage et entretenir le navire. » Le Belem navi-gue chaque année de mars à novembre, principalement sur les côtes françaises, de la mer du Nord à la Méditerranée. Mais il lui arrive de faire quelques incursions dans les îles britanniques. L'équipage, dans sa configuration habituelle, est composé de seize personnes, dont quatre matelots mis à disposition par la Marine nationale. Outre les professionnels, quarante- huit stagiaires peuvent être accueillis à bord pour des croisières qui durent de deux à dix jours. Ce sont ces stages qui assurent l'essentiel des ressources du navire. A raison de 700 francs par jour, près de deux mille stagiaires sont en effet accueillis chaque année sur le Belem. Cela ne suffit certes pas à équilibrer l'exploitation du navire, mais participe pour une petite moitié, entre 4 et 5 millions de francs, aux charges annuelles, qui oscillent suivant les saisons et les réparations nécessai- res entre 8 et 10 millions. Le Belem est aussi régulièrement affrété par les différentes Caisses d'Epargne, qui font naviguer leur personnel et organisent aux escales des opérations de relations publiques. « Cette année, avec le centenaire, notre programme est à la limite du possible, commente Marc Cornil. Et nous devons assurer certaines opérations d'entretien pendant les traversées. » Il est vrai qu'à bord, équipage et stagiaires sont logés à la même enseigne. Tout le monde participe à la manoeuvre et le commandant avoue se montre intransigeant. « Si l'on ne veut pas tomber dans le folklore, il faut préserver une certaine discipline, respecter les habitudes et le langage maritime. Si chacun est à son poste, le navire est droit. » Et d'ajouter, pour pondérer son propos : « Le "Belem" est le seul bateau sur lequel les gens peuvent s'initier à la manoeuvre d'un navire à phare carré. Ce n'est pas rien. » Il semble d'ailleurs que la formule fasse recette, puisque de nombreux stagiaires, conquis, renouvellent l'expérience, et le taux de rmplissage croît d'année en année. Il est passé de 64 % en 1994 à 75 % en 1995. Mais si « n'importe quel adulte normalement consti-tué » peut venir transpirer sur le Belem, Alain Le Ray, le président de la fondation, ne cache pas sa préférence pour les groupes et les entreprises, qui permettent de rationaliser la gestion du bateau. « En sachant que la partie de plaisir peut tourner au cauchemar, en fonction de la météo », ajoute, malicieux, René Barberye, le président du directoire des Caisses d'Epargne. Chaque année, en novembre, le Belem revient quelques jours à son port d'attache, sur le quai d'Aiguillon à Nantes, avant de regagner son bassin d'hivernage à Saint-Nazaire. Il est alors ausculté, détaillé sous toutes les coutures, et on procède aux nécessaires opérations d'entretien. « Quand il a été construit, les tôles étaient rivetées, explique Alain Le Ray, et il a fallu couronner chaque année des milliers de rivets ; à 59 francs la pièce, on atteint vite des sommes astronomiques. » L'an dernier par exemple, il a fallu remplacer une partie des tôles à tribord, couronner 5.000 rivets, repeindre les locaux des officiers et le petit roof. Le tout pour 1,6 million de francs. En 1995, les voiles avaient été changées. Chaque année, ce sont donc près de 2 millions de francs qui sont dépensés pour l'entretien du navire, auxquels il faut ajouter 4,4 millions de frais de personnel et les inévitables frais d'escale et d'hivernage. « Bon an, mal an, précise René Barberye, le "Belem" nous coûte entre 3 et 4 millions de francs, en sa- chant que, pour certains travaux, nous sommes aidés par le ministère de la Culture. » Et Alain Le Ray de conclure : « C'est vrai que le "Belem" nous coûte cher. Mais, tout compte fait, notre budget ne pèse pas grand-chose au regard du coût d'un seul voilier pour la coupe de l'América. » PHILIPPE DOSSAL (1) Phare : ensemble des voiles et des vergues. (2) Témoignage extrait du livre de Daniel Hillion, « Le "Belem", cent ans d'aventures », aux Editions de l'Epargne.
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