«N'édictons pas une nouvelle pensée unique du capitalisme français»

« La Tribune ». - Comment vit-on de succéder à un homme comme Guy Dejouany ? Jean-Marie Messier. - On ne succède pas sans émotion à un homme de cette stature. Je suis heureux que cette succession soit vécue de manière naturelle, comme une succession interne. Guy Dejouany l'a souhaitée et organisée depuis dix-huit mois, date à laquelle il m'a appelé à ses côtés. Il a tout fait pour que cette passation de pouvoirs se passe bien. Peu de patrons français ont su adopter une telle démarche. Notre proximité est telle que nous continuerons à dialoguer régulièrement sur l'avenir de la Compagnie. Guy Dejouany dirigeait seul. Vous prônez la collégialité... Cette notion de collégialité doit être réelle et non pas un artifice. Les dirigeants opérationnels de nos métiers doivent participer aux prises de décision, sans chercher à préserver leur pré carré. Ils doivent avoir une connaissance globale de l'entreprise, de ses contraintes et de ses choix. Le comité exécutif est composé de six personnes - un seul fonctionnel et cinq opérationnels, dont moi-même - qui exercent la responsabilité directe des principaux métiers du groupe. Pour être bien appliquées, les décisions doivent être préparées ensemble. J'ai toujours travaillé en équipe, ce qui ne m'empêche pas d'assumer, seul, les décisions finales. Quelle est votre plus grande crainte ? Je souhaite avant tout éviter les phénomènes de cour et d'isolement. Si j'ai une angoisse, c'est bien celle-là. Un pouvoir efficace doit savoir créer ses propres contre-pouvoirs et ne pas en avoir peur. Vous parlez souvent de transparence. Avez-vous publié votre salaire ? Il y a une différence entre voyeurisme et transparence. Maintenant que vous êtes président, ne craignez-vous pas à votre tour d'être rattrapé par les « affaires » ? Tout en regrettant certaines manipulations, j'ai accepté la position publique inhérente à ma nouvelle fonction. Avec toutes ses conséquences, notamment en termes de transparence et de jugement sur ma personne. Je n'accepterai pas, en revanche, les mises en cause injustifiées de l'honneur professionnel des dirigeants du groupe, moi y compris. Les « affaires » ne concernent à l'intérieur du groupe qu'une poignée de contrats sur plusieurs centaines de milliers que nous gérons. Elles ne touchent pas la substance de notre travail. En revanche, la durée des procédures, puisque aucune d'entre elles n'a été jugée, est une source de perturbation longue de la vie de l'entreprise et d'un certain nombre de ses dirigeants. Certes il y eut une période marquée par l'existence de certaines zones grises, concernant notamment le financement des partis politiques. Mais aujourd'hui, les règles du jeu législatif qui existent en France sont pleinement satisfaisantes. Elles sont et elles seront respectées à l'intérieur du groupe. Croyez-vous nécessaire de dénouer les participations croisées ? Il ne faut pas être naïf au point de fragiliser la structure de capital de bien des groupes français en édictant la nouvelle pensée unique du capitalisme français qui consisterait à rejeter systématiquement les participations croisées. Je crois beaucoup à l'histoire et à la force de l'histoire héritée d'une relation intime entre deux entreprises et leurs dirigeants. Dès lors que ces participations croisées ne sont pas un élément d'autocontrôle des groupes, mais simplement un élément d'accompagnement de leur développement, elles me paraissent parfaitement acceptables. Notre capitalisme français souffre de deux faiblesses majeures. La première est de ne pas avoir suffisamment d'investisseurs institutionnels du fait de l'absence de fonds de pension. C'est une vraie nécessité. Le deuxième handicap, qui a touché un certain nombre de secteurs, dont le secteur financier, est ce régime d'économie mixte public-privé. En période de crise, cette structure complique les prises de décision et fige les réorganisations. Jugez-vous utile de faire évoluer votre tour de table ? Un tiers de notre capital est détenu par des étrangers, une petite moitié par plus de 200.000 petits actionnaires et les 20 % restants par nos proches partenaires historiques qui ont accompagné le développement du groupe, comme Saint-Gobain mais aussi l'UAP, Alcatel Alsthom ou la Société Générale. Personnellement, je trouve cette structure d'actionnariat à la fois ouverte et solide. Sa répartition me paraît équilibrée. Mon intention est de la préserver totalement. Cela dit, un capital est bien entendu fait pour vivre et je considère comme très positive l'arrivée de tout nouvel actionnaire, comme, cette année, le groupe dirigé par Bernard Arnault, qui est entré personnellement au conseil d'administration. Non pour sa position dans le capital, mais comme administrateur indépendant qui apporte un oeil neuf sur le groupe et sur son évolution. Comment résisterez-vous aux groupes étrangers qui allient, comme vous, eau, gaz, électricité et télécommunications ? Nous ne redoutons pas cette nouvelle concurrence. L'une des forces de la Compagnie pour l'avenir est d'être un « industriel du service » capable de répondre globalement aux besoins des clients, tant dans le domaine de la distribution de l'eau, des déchets que de la communication. Exemple : la filière déchets, où la concurrence est de plus en plus âpre. Notre organisation doit coller au marché. C'est pourquoi nous allons regrouper l'ensemble de nos activités propreté au sein d'une filière, afin d'avoir une identification forte et unique. D'une manière générale, la Compagnie doit en permanence s'adapter et oublier ses vieux démons. Un groupe de services ne peut fonctionner que sur la base d'une large décentralisation. Mais autonomie ne veut pas dire indépendance... Avez-vous respecté les objectifs que vous vous étiez fixés dans votre programme de cession d'actifs ? Nous avons commencé par maîtriser nos investissements. Ils ont été réduits globalement de 30 % au profit des investissements industriels et au détriment des investissements financiers. Pour concentrer nos moyens sur le coeur de notre savoir-faire, nous serons conduits à certains arbitrages, comme la décision prise de sortir des métiers de la restauration collective. Sur le premier semestre 1996, les cessions ou profits de dilution liés à l'entrée de partenairesstratégiques auront représenté 8,3 milliards de francs, contre 7,4 milliards sur l'ensemble de l'année 1995. Les cessions pures représentent une petite moitié. Ce mouvement se poursuivra, même si je me suis donné comme règle de ne pas publier de liste. Que pensez-vous des pays qui vous demandent de prendre en charge leurs services publics ? La vocation du groupe n'est pas d'être le banquier mondial du développement des infrastructures des pays en voie de développement. Nous devons être avant tout fournisseurs de services, sans forcément assumer le risque d'investissement. C'est dans cette logique que nous avons accepté de prendre la franchise ferroviaire de South Central, en Grande-Bretagne. Dans ce contrat de sept ans que nous avons gagné, nous apportons notre savoir-faire de gestion de réseaux, tout en acceptant des contraintes de service public. L'Etat, lui, voit avec certitude sa charge de subventions diminuer. Si nous faisons la démonstration de notre efficacité, c'est peut-être un métier qui pourra se développer dans d'autres pays étrangers. Est-ce votre façon de contourner les monopoles publics ? En quelque sorte. Mais si France Télécom réussit, comme c'est bien engagé, à changer de statut sans heurt majeur, l'opérateur public fera la démonstration qu'en France les monopoles publics peuvent évoluer, sans aller forcément au drame. Ce sera un signe extrêmement positif. Quelles ont été, pour le groupe, les conséquences de l'entrée de Bouygues sur le marché des télécommunications ? L'entrée de nouveaux professionnels dans le métier du radiotélécom ne réduit pas la part de gâteau. Au contraire. Au cours des trois semaines qui ont suivi l'arrivée de Bouygues, notre filiale SFR a réalisé ses meilleures ventes de l'année ! Au-delà, notre stratégie est d'être capable d'avoir une offre globale (voix-données-images). Peu importe de raisonner câble, satellite, hertzien ou filaire, il faut être capable de maîtriser chacune de ces technologies. Une entreprise ne fera bientôt plus de différence entre les offres téléphone mobile ou fixe. Les stratégies de niche sont de plus en plus éphémères. En ce qui nous concerne, nous comptons investir 4 à 5 milliards de francs par an dans les télécommunications et y créer régulièrement des emplois. En 1995, malgré une plus grande maîtrise de nos investissements, ceux consacrés à ce secteur ont été multipliés par deux. Où en est le développement du téléphone sur le câble ? Tout dépendra des sommes que nous devrons verser à France Télécom pour l'utilisation des réseaux du plan câble. Si ce coût est non économique, il ne se passera rien. Et ce qui est actuellement un échec national le restera. Nous allons expérimenter dès la rentrée à Nice une offre de service téléphonique et multimédia. Mais nous conservons une grande prudence dans cette stratégie. S'il n'y a pas de doute qu'image et télécoms seront liés dans le futur, il n'est pas indifférent économiquement pour nous que cette mutation technologique survienne rapidement ou seulement dans cinq ou dix ans. Quelles sont vos ambitions dans la communication ? Continuer à jouer les arbitres aux côtés de Canal+ ? La Générale des Eaux n'a pas un rôle d'arbitre, mais est un acteur engagé du monde des images aux côtés de Canal+. Tout ce qui favorisera Canal+, la Générale des Eaux le soutiendra. Plutôt que de réfléchir à de grandes alliances éphémères, nous avons par exemple préféré favoriser le rapprochement entre la chaîne cryptée et UGC, afin de constituer un grand catalogue de films. Nous avons également pris des parts dans ses activités de satellite et de gestion de chaînes multithématiques. Je préfère très nettement développer de nouvelles activités avec Canal+ que d'acheter ses titres en Bourse. Seul le monde des images nous intéresse. En aucun cas nous ne sommes susceptibles d'avoir un intérêt pour Havas. L'édition, la publicité et le tourisme ne sont pas nos métiers. Notre vocation n'est pas d'être une société holding, mais d'avoir une offre de service « image ». Aujourd'hui, la communication représente 3,7 % du chiffre d'affaires du groupe. Elle pèsera 10 % avant la fin du siècle, mais contribuera bien plus aux résultats. Elle a vocation à devenir l'un des grands métiers du groupe. Que vous inspirent les accords planétaires signés actuellement dans les médias ? Le panorama industriel européen du monde de l'image n'est absolument pas stabilisé. Il faut s'attendre à d'autres surprises. Il est important dans ce contexte extrêmement mouvant qu'un certain nombre d'acteurs, comme nous, aient un jeu simple et bien compris. Propos recueillis par Gilles Bridier, Julie Chauveau et Sophie Seroussi
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