Administrateurs judiciaires et mandataires en disgrâce

Un vent de panique secoue le cercle très restreint des administrateurs et des mandataires judiciaires, ces mal aimés du public qui vivent des défaillances et des faillites d'entreprises. Depuis quelque temps, il ne se passe pas de mois sans que l'un d'entre eux ne soit épinglé pour malversation financière. En tête des incarcérations, mises en examen et poursuites judiciaires : les auxiliaires de justice du tribunal de commerce de Nanterre. En février dernier, Jean-Pierre Adam, administrateur judiciaire, a été condamné à trente mois de prison dont quinze fermes pour escroquerie et corruption lors de la reprise d'une entreprise à Colmar. Il a fait appel du jugement. La profession n'était pas encore remise de son émotion, que les dirigeants de l'une des plus grosses études de France, Jean-Michel Goulletquer et Olivier Sauvan, étaient placés en détention provisoire et mis en examen pour avoir encaissé plus de 6 millions de francs d'intérêts, fruit du placement de fonds appartenant à des entreprises qu'ils géraient à titre professionnel. Mais cela ne constituait qu'une infime partie d'un gigantesque détournement de trésoreries d'entreprises qui atteindrait plus de 200 millions de francs investis en bons du Trésor américain. Olivier Sauvan a été relâché et a tenté de mettre un terme à ses jours. Jean-Michel Goulletquer est encore sous les verrous. - Incarcérations et mises en examen En juin dernier, toujours dans le cadre de dossiers traités à Nanterre, une vaste opération de police s'est soldée par des incarcérations et sept mises en examen. Michel Coencas, président-directeur général de la Financière de Valois, est écroué depuis le 11 juin. Il aurait réussi, grâce à des complicités, à racheter en 1996 la société Affinal Industries apurée d'un passif de 250 millions de francs. Or, cette entreprise appartenait au groupe de Michel Coencas jusqu'à sa mise en règlement judiciaire en avril 1995, puis sa cession en novembre à la SMRI (Société marseillaise de récupération industrielle). Mais la loi interdit qu'une entreprise ayant déposé son bilan soit rachetée par son ancien propriétaire. Dans cette affaire qui reste encore à éclaircir, Martine Farnier, administrateur judiciaire impliquée dans la reprise d'Affinal, a été emprisonnée puis libérée ; Hélène Vincent, secrétaire générale du tribunal de commerce de Nanterre, et son époux Didier Calmels (ex-syndic de faillite), sont placés sous contrôle judiciaire. A Nanterre, l'hécatombe est telle que sur sept administrateurs judiciaires, quatre ont été radiés. Le tribunal de commerce est contraint à faire appel à d'autres études pour traiter les dossiers d'entreprises en difficulté. Nanterre n'est pas un cas isolé. Le tribunal de commerce de Bobigny en Seine-Saint-Denis n'a pas été épargné. Un administrateur judiciaire, Dominique Schmitt, a été condamné à deux ans de prison avec sursis en mars 1996 ainsi que trois juges consulaires. Cinq ans plus tôt, Zell, une société en dépôt de bilan, avait été rachetée par une entreprise dont l'actionnaire majoritaire était l'un des trois magistrats chargés du dossier..... Voilà quelques jours, notre confrère le Point révélait qu'à Paris, Charles-Roland Ghesquière, un administrateur judiciaire venait de se voir infliger un an d'interdiction d'exercice professionnel par la chambre de discipline qui dépend de la chancellerie. Pour accroître le montant de ses honoraires, cet administrateur s'adressait toujours au même cabinet d'expert-comptable pour suivre les entreprises défaillantes dont il avait la charge. En réalité, ce cabinet dirigé par un prête-nom lui appartenait. Antoine Gaudino, l'ancien policier du SRPJ de Marseille, qui a fait éclater au grand jour les méandres de l'affaire Urba, a mené une enquête sur le fonctionnement des tribunaux de commerce en Bretagne à la demande du Conseil national des justiciables (CNJ). Ses conclusions sont accablantes. Il cite notamment le cas d'un administrateur judiciaire qui avait réclamé plus d'un million de francs d'honoraires pour la période d'observation d'une entreprise en difficulté, période qui a duré trois mois avant que l'entreprise ne soit cédée. Une action en justice a été engagée par les anciens propriétaires de la société et la cour d'appel a ramené le montant des honoraires à 610.000 francs. Le CNJ a été créé en 1995 par un groupe de personnes s'estimant victimes des tribunaux de commerce et de leurs auxiliaires. Il s'est donné pour mission de sensibiliser les pouvoirs publics aux abus, de dénoncer les injustices et les dysfonctionnements dans la gestion des redressements judiciaires et des liquidations d'entreprise. - La défaillance des contrôles Chez les administrateurs et mandataires judiciaires éclaboussés par les égarements de certains de leurs pairs, le ton se veut à l'apaisement mais, souvent, la langue de bois l'emporte sur l'analyse de la situation. Pour Jean-Yves Aubert, président du Conseil national des administrateurs et mandataires judiciaires, « ce n'est pas parce qu'à Nanterre de graves irrégularités ont été commises que l'opprobre doit être jetée sur toute la profession ». Pour se dédouaner, certains n'hésitent pas à sombrer dans le cynisme : « La police a débusqué dans des réseaux de pédophiles des instituteurs et des ecclésiastiques. On ne dit pas pour autant que l'Education nationale et l'Eglise ne sont constituées que de pédophiles. Chez nous, c'est la même chose. Si certains ont fauté, nous ne sommes pas tous des escrocs. » Pierre-Louis Ezavin, le patron de la plus grosse étude de France, reconnaît que l'accroissement des défaillances d'entreprises a multiplié le nombre des mécontents (chefs d'entreprise, salariés, créanciers) et que le droit de la faillite est devenu plus complexe donc plus opaque. Malgré cela, il estime que les dérives observées ne doivent pas mener à la politique du bouc émissaire et de la chasse aux sorcières. Aujourd'hui, les administrateurs et mandataires de justice font surtout grise mine car ils devront combler sur leurs propres deniers environ 60 % du trou abyssal laissé par Sauvan et Goulletquer. Le fonds de garantie de la profession devrait couvrir 40 % du sinistre. Mais beaucoup s'interrogent pour savoir pourquoi et comment le ver s'est installé dans le fruit, à Nanterre et ailleurs. Il est certain que les divers contrôles qui pèsent ou devraient peser sur la profession ont brillé par leur manque d'efficacité (lire ci-contre). Le système de rémunération des auxiliaires de justice, que d'aucuns qualifient de pervers, favorise-t-il les tours de passe-passe financiers ? Plus de 5.000 entreprises sont mises en liquidation par mois. Un tel déferlement peut susciter les appétits d'une profession qui doit son « fonds de commerce » à la faillite des sociétés. L'Observatoire des entreprises du groupe SCRL a comptabilisé 61.907 défaillances en 1996, à comparer aux 61.208 cas recensés en 1995 et des 63.772 en 1994. Les liquidations sont décidées dans 87 % des cas. Le reste des décisions se partage entre la continuation (10 %) ou la cession (3 %). Ces professionnels mandatés pour se pencher au chevet des entreprises en souffrance sont rémunérés d'après un tarif des plus compliqués. L'administrateur judiciaire, dès sa désignation par le président du tribunal, perçoit 15.000 francs de frais fixes avant d'avoir franchi le pas de porte de l'entreprise. Ensuite, plusieurs barèmes s'appliquent en fonction du nombre de salariés présents et du chiffre d'affaires réalisé pendant la période d'observation qui peut durer vingt mois. Au-delà de 450.000 francs de droits à valoir sur le chiffre d'affaires, le président du tribunal vérifie la rémunération de l'administrateur. Une grille supplémentaire s'applique aux cessions d'entreprise, calculées sur le prix de vente. Et les commentateurs de gloser sur un tarif qui avantage la cession au détriment de la continuation. - La règle des 450.000 francs Une autre panoplie de grilles tarifaires rémunère le mandataire liquidateur. Ces grilles sont fonction du nombre de créances traitées, de l'établissement d'un relevé des créances salariales et d'un pourcentage touché sur chaque créance contestée par les tiers. En tant que liquidateur des actifs, le mandataire touche, en outre, un pourcentage sur le prix de cession. Là encore, la « règle des 450.000 francs » s'applique. Cependant, aux dires d'un liquidateur, près d'une procédure sur deux ne rapporte rien, l'entreprise dissoute ne disposant plus d'aucun actif ni salarié. Autre source de suspicion vis-à-vis de cette profession : moins de 500 personnes se partagent le marché du redressement et de la liquidation. Si la concurrence est de règle à Paris, avec plus de quatre-vingt administrateurs et mandataires, certaines cours d'appel ne proposent qu'un ou deux auxiliaires de justice. Ironique, un observateur compare ce microcosme à une caste de gros commerçants imbriqués parmi les notables locaux, qui se retrouvent le samedi soir dans les soirées du Rotary Club.... - Définir des règles déontologiques Quels que soient les facteurs qui puissent expliquer les dérives, il faudra bien parvenir à les endiguer. Les partisans d'un renforcement du contrôle interne se multiplient. Ils souhaitent, tel Michel Chavaux, administrateur judiciaire à Paris, que la possibilité soit donnée au CNAJ de saisir la commission de discipline, ce dont seul le commissaire du gouvernement, représentant le parquet, peut se prévaloir aujourd'hui. Le président du tribunal de commerce de Paris, Jean-Pierre Mattei, en a appelé cette semaine au ministère de la Justice afin qu'il mette en oeuvre les moyens de contrôle prévus par la oi de 1985 pour assurer la prévention des difficultés ou des irrégularités chez les auxiliaires de justice. Son prédécesseur, Michel Rouger, préconise d'établir des conventions dans chaque tribunal de commerce entre les magistrats et leurs auxiliaires définissant des règles de déontologie et de sécurité. Tout manquement à ces conventions devrait être sanctionné de façon très stricte. Enfin, Michel Rouger estime que, dans tous les tribunaux, il faut faire jouer davantage la concurrence entre les professionnels. Enfin, des voix commencent à se faire entendre pour proposer purement et simplement de remplacer les auxiliaires des tribunaux de commerce par des fonctionnaires au salaire fixe qui seraient moins tentés d'arrondir leurs fins de mois par des biais détournés. De quoi déclencher la fureur de toute la profession ! Une inconnue demeure : la chancellerie va-t-elle se saisir de ce dossier ? Pour le moment, le tout jeune cabinet du garde des Sceaux, Elisabeth Guigou, découvre le sujet. Mais le temps presse. Jean-Philippe Lacour et Dominique Mariette
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