L'esthète des prétoires

C'est en plein centre de Brest, à deux pas de la rue de Siam, qu'Alain Géniteau épluche méthodiquement les rapports annuels des entreprises qui composent son portefeuille boursier. Gare à ceux qui attirent l'oeil de cet administateur judiciaire de quarante-neuf ans, inscrit depuis peu au barreau. Sans état d'âme, il engage des poursuites judiciaires dès qu'il flaire un abus de biens sociaux, un habillage comptable ou une faille juridique. Et il a su montrer qu'il visait juste. Croisade solitaire. Cet homme au visage rond, à la voix douce, qui se plaît à cultiver la simplicité, est devenu la terreur de certains états-majors et des autorités boursières. Il a inauguré sa croisade solitaire en 1992, avec Bernard Tapie, alors patron de Testut, en portant plainte pour abus de biens sociaux. Son dernier recours a donné quelques sueurs froides au CMF (Conseil des marchés financiers) qui avait dispensé le groupe Lagardère de lancer une offre publique d'achat sur Filipacchi Presse, alors que les deux entreprises avaient décidé de fusionner leurs activités de presse. La dérogation a été annulée, pour non-respect de la procédure. C'est aussi à Alain Géniteau que Jean-Luc Lagardère doit sa mise en examen pour abus de biens sociaux en octobre 1996. Michel Cicurel, le patron de Cerus, holding de Carlo De Benedetti, se souvient encore d'avoir remboursé à sa filiale Valeo, 23 millions de francs de redevances après une action en justice d'Alain Géniteau, qui s'était ému des ponctions de la société mère sur sa fille. On retrouve encore l'administrateur brestois dans les sulfureux dossiers du Lyonnais et du Crédit Foncier. Dans les deux cas, il a porté plainte contre X pour faux bilans et distribution de dividendes fictifs. Et dans un autre genre, il a fait « tomber » Jean-Pascal Beaufret, nommé sous-gouverneur du Crédit Foncier pour non-respect du décret sur le pantouflage. « Tourisme judiciaire ». Beaucoup se demandent quelle flamme anime cet actionnaire minoritaire, qui refuse de courber l'échine. Ce n'est pas la défense de la veuve et de l'orphelin, porteurs de titres, car Alain Géniteau joue en solo. Ce n'est pas non plus l'âpreté au gain, car il gère son portefeuille de très loin. Le personnage est malaisé à cerner. « Conseil d'Etat, cour d'appel de Paris, tribunal de commerce, juges d'instruction, je fais en quelque sorte du tourisme judiciaire, se plaît-il à souligner. Sur le terrain juridique, il est intéressant de prendre les gens à leur propre jeu : montrer à ceux qui invoquent l'Etat de droit que ses règles s'appliquent à tous. » Il poursuivrait donc pour la beauté du geste en somme, en esthète des prétoires. Il déplore que la COB soit plus attentive au fonctionnement des marchés qu'à la protection de l'épargne. Tout comme il regrette que les commissaires aux comptes n'informent pas assez les actionnaires. A l'observer, on a l'impression qu'Alain Géniteau s'amuse. Il raconte avec un brin d'humour qu'il avait acheté une centaine de valeurs qui cotaient moins de 50 francs avant les élections législatives de 1978. Et c'est dans ce gisement qu'il puise ses recours. Il avoue aussi que, dès l'âge de treize ou quatorze ans, il se passionnait déjà pour la vie des entreprises et se délectait des articles et des avis financiers de la presse spécialisée, en compagnie de son grand-père, avoué à Bordeaux. Très tôt, il a baigné dans le monde des affaires. Son père, cadre supérieur au siège de la BNP, chargé de la clientèle entreprise, ne se lassait pas de raconter les événements qui agitaient les grands groupes français. Atypique, Alain Géniteau l'est à plus d'un titre. Diplômé de Sciences po et d'HEC, licencié en droit, il a rejoint en 1974 la direction financière de Total. Mais il a fini par s'y ennuyer. Quatre ans plus tard, son grand-père l'a mis en relation avec un administrateur judiciaire de Brest qui se cherchait un successeur. « J'ai été attiré par un métier plus proche des réalités du terrain et j'ai tenté l'aventure. » Depuis, il n'a plus quitté ce coin de Bretagne auquel rien ne le prédisposait à demeurer. S'il accepte volontiers de parler de son « dada », Alain Géniteau, marié et père de trois enfants, reste discret sur sa vie privée. Il évoque toutefois sa maison de famille de Saint-Palais (Charente-Maritime) et l'association de défense de l'environnement qu'il a créée voici douze ans. Il s'est battu avec succès contre le bétonnage, les ZAC (zones d'amé- nagement concerté) et les POS (plans d'occupation des sols) qui ne lui plaisaient pas... Celui qui ne se sent aucune « vocation de chevalier blanc » a la ferme intention de continuer à débusquer les failles de l'univers financier. Sa notoriété toute récente ne le grise pas : « Susciter l'intérêt des médias n'est pas sans danger. Il y a toujours un risque de prendre la grosse tête. » Dominique Mariette
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