Pour informer, raconter une histoire

Dans une foule qui marche, on remarque la personne qui boite et celle qui court. Et l'on cherche aussitôt à comprendre pourquoi celle-ci boite et après quoi celle-là court. Le sentiment de l'observateur pour la personne dépendra des causes de son état plus que de son état lui-même. L'éventuelle compassion pour celle qui boite sera accompagnée d'un jugement de la cause : qui est coupable de son état ? L'éventuelle considération pour celle qui court tiendra à la valeur de son but : fait-il d'elle un exemple pour moi, un héros ?Dans la foule des entreprises aussi, celles qui marchent sont seulement normales : l'entreprise est là pour marcher. Celles qui intéressent l'opinion sont celles qui boitent et celles qui courent. Mais pas sans raison : le fait que l'une boite et qu'une autre court n'est qu'une information. Et l'opinion, dans la diversité des publics qui la composent, a besoin d'un récit, d'une intrigue, d'une histoire qui la tienne en haleine. C'est aujourd'hui le mode courant du travail des médias : mettre l'entreprise en récit, comme tout le reste de l'information. Et c'est aussi le travail de la communication : mettre l'entreprise en intrigue, en capacité d'interpellation, en maîtrise de la lecture de son propre récit, de son histoire en train de se faire. Pour ne pas laisser à d'autres le soin de la forger à sa place, autant que pour mettre le récit au service de son projet.Répartition des rôles. Ce mode du récit est contraignant parce qu'il assigne des rôles à ses protagonistes. Il faut une grande cause, au nom de laquelle l'un est la victime, un autre le coupable et un troisième le héros. Les ingrédients éternels d'une histoire qui captive. Et chaque rôle va être assigné par l'opinion - et par les médias - à chacun des protagonistes.Dans le feuilleton actuel de l'acier, quelle est la grande cause ? Qui sont la victime, le coupable, le héros ? Selon le point de vue de chaque public qui juge, de chaque média qui produit le récit, les rôles vont être alloués différemment. Question de point de vue, d'intérêt en jeu, de culture, de pays. Et les rôles vont varier selon les séquences du récit, en fonction du comportement des acteurs. Une "bonne" histoire n'est pas sans rebondissement."Les gens heureux n'ont pas d'histoire", prétend la sagesse populaire. Vision trop statique du bonheur pour l'entreprise, vision réduite au "tant qu'on a la santé". Une entreprise heureuse, une entreprise en bonne santé, c'est une histoire qui s'écrit, un récit qui se livre. En 1937, le professeur Leriche a proposé une formule qui a marqué : "La santé, c'est la vie dans le silence des organes." La vie, pour l'entreprise, c'est la concurrence. Le silence de ses organes, c'est leur performance dans l'exercice de leurs fonctions.Dans un moment d'intense douleur, Michelin fait preuve de la performance de ses organes qui poursuivent leurs fonctions en manifestant leur silence. Malgré les circonstances, sa bonne santé n'est pas mise en doute. En pleine course, Vinci laisse entendre quelques cris de ses organes. On s'inquiète aussitôt de sa santé future. Dans un cas, le récit du dirigeant illustre l'étendue des valeurs qu'il portait. Dans le second, l'image se fissure, les rôles se distribuent dans l'opinion des observateurs pour la construction d'un épisode naissant du récit. Un boitement de Vodafone redistribue les rôles aux yeux de publics attentifs dans un secteur dont la course est rapide. La construction d'Orange aussi, mais pour un autre épisode du récit qui va commencer. Les faits sont têtus, mais les perceptions malléables.Différence de cultures. L'entreprise est trop rarement prête à rencontrer ce mode du récit. Il est trop étranger à des cultures techniques auxquelles l'idée du récit ne vient pas naturellement et qui ne l'acceptent qu'avec réticence. Il est, aussi, trop étranger à des cultures managériales plus attirées par la démonstration du fonctionnement des organes que par la manifestation de leur silence. Frustrant silence : c'est dans la qualité du fonctionnement de ses organes qu'un management préférerait être reconnu.Quel acteur du récit êtes-vous préparé à être dans les circonstances prévisibles de la vie de l'entreprise ? Quelle histoire l'entreprise vit-elle et comment sait-elle l'exprimer d'une façon intelligible pour les publics dont l'opinion compte ? Ces questions ne sont pas - ou pas inévitablement - celles qui conduisent au spin doctor d'une santé éphémère ou seulement apparente. Elles sont celles qui placent le management devant une responsabilité : celle de produire ou de maintenir de la valeur dans l'opinion. Celles du management de la communication dont la performance devient alors naturelle. Une communication dont les organes remplissent ainsi, en silence, leurs fonctions au bénéfice de l'entreprise et de sa course comme dans les épisodes possibles de boitement. En racontant une histoire vraie, jamais en "racontant des histoires".
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