La ruée vers le "Far East"

Le confort et les petits plaisirs consuméristes du capitalisme à la russe arrivent petit à petit - avec quinze ans de retard - dans les régions les plus reculées de l'ex-Empire soviétique. Longtemps, la capitale a insolemment accaparé les richesses du pays, tel un Las Vegas surplombant les ruines soviétiques. Mais après six années consécutives de forte croissance, l'avalanche de pétrodollars a fini par déborder et irrigue progressivement l'économie des régions. Les salaires des "neftyaniki" et des "gazoviki" (travailleurs du pétrole et du gaz) ont fortement augmenté. Conséquence, le niveau de vie des régions pétrolières de Sibérie occidentale grimpe, tout comme celui des régions vivant de l'exploitation des vastes ressources minérales dont l'immense pays regorge : acier, aluminium, nickel, diamants, or, etc. Et, grâce à la stabilité politique de ces dernières années, les grands conglomérats industrialo-financiers russes, qui dominent toujours largement l'économie nationale, ont commencé à investir en particulier dans la consommation.Nouveaux paysages. À défaut d'un tissu industriel performant, c'est justement cette consommation qui tire les économies régionales. Partout, le paysage urbain change. La publicité, les enseignes, les vitrines colorent depuis deux ou trois ans les artères de villes jusqu'ici désespérément grises et austèrement soviétiques. Les nouvelles classes moyennes de régions éloignées comme la Sibérie voient pour la première fois arriver à portée de leurs bourses les biens de consommation occidentaux dont ils rêvaient depuis des décennies. Leur appêtit de consommation fait écho, près d'une décennie plus tard, à celui des Moscovites, désormais comblés de choix, depuis les discounters jusqu'au grand luxe. La frénésie de consommation gagne même les villes de moyenne importance dans les zones rurales de la Russie européenne. Comme la ville de Koursk, par exemple, où cinq vastes centres commerciaux modernes ont surgi en moins de trois ans le long de l'avenue principale. La ville compte pourtant moins de 500.000 habitants et se trouve au centre d'une région agricole et industrielle loin d'être florissante. Preuve que les investissements pleuvent dans le secteur, supermarchés et hypermarchés à l'occidentale poussent comme des champignons, remplaçant rapidement les centres commerciaux traditionnels, constitués de multiples boutiques pauvrement achalandées.L'absence de surfaces commerciales adéquates pour la grande distribution a déclenché à son tour un boom de la construction. Le logement suit car innombrables sont les mal-logés en Russie, que ce soit en raison de la mauvaise qualité des blocs d'habitations soviétiques ou à cause de la cohabitation jadis forcée de familles dans des "appartements communautaires". La mise en place par le gouvernement de programmes russes de crédits hypothécaires accessibles au plus grand nombre devrait, à partir de 2007, accélérer encore la croissance dans ce secteur.Disposant de ressources financières supérieures à leurs concurrents russes, plusieurs grandes banques internationales convoitent ce marché et développent rapidement leurs réseaux en province. En pointe, la Société Générale et l'autrichien Raiffeisenbank ont chacun ouvert dix succursales hors de Moscou où ils proposent une offre de services financiers de plus en plus complets. Si Moscou fut longtemps l'unique point de contact des multinationales avec la mystérieuse et intimidante immensité du territoire russe, cette époque est désormais révolue. Le géant du meuble Ikea, qui compte investir 2 milliards de dollars en Russie, prévoit d'ouvrir un magasin dans les treize villes russes de plus de 1 million d'habitants. Six fonctionnent déjà, dont trois en province. L'allemand Metro possède une longueur d'avance avec vingt-six hypermarchés dont dix-neuf en province. Auchan, qui possède neuf hypers à Moscou, reluque depuis deux ans la province sans avoir encore concrétisé. Carrefour parle de lui emboîter le pas. N° 2 mondial, Carrefour vient de faire une tournée à travers la Russie et son président, Luc Vandevelde, envisage désormais d'entrer directement à Moscou et en province.Les multinationales ont une autre bonne raison de sortir de Moscou : la capitale russe vient de détrôner Tokyo au classement des villes les plus chères du monde, selon le cabinet d'études Mercer HRC. Ainsi la filiale russe de Société Générale a partiellement déplacé son siège à Samara, à 850 km à l'est de Moscou. PPE Group, le leader russe (à capitaux français) de la vente par correspondance, a déplacé l'année dernière son centre de distribution à Tver, à 150 km au nord-ouest de Moscou. De grandes sociétés russes font de même, comme Gazprom, Rostelecom et Sibneft, qui s'installent à Saint-Pétersbourg autant pour bénéficier de réductions de taxes que pour plaire au président Poutine, originaire de la ville.Paperasse et pots-de-vin. Mais attention : l'implantation en province n'est pas de tout repos. Si la bureaucratie moscovite est désormais rodée aux contacts avec le business international, ce n'est pas encore le cas ailleurs. Paperasse infernale et extorsions de pots-de-vin sont au rendez-vous dans certaines régions. "Se coltiner quinze administrations différentes dont les pompiers ou la protection de l'environnement [réputés pour être les plus corrompus, Ndlr], c'est vraiment un enfer", remarque un homme d'affaires italien. "On s'entend dire : ça va être compliqué... Difficile... Bref,on comprend qu'il est temps de glisser une enveloppe si on ne veut pas attendre indéfiniment les autorisations." Parfois, la situation évolue dans le bon sens. "Quand nous sommes arrivés en 1990, nous étions les riches capitalistes américains. Dans l'administration, certains s'attendaient à ce qu'on leur offre une Cadillac", se souvient Robert May, directeur de l'usine de Philip Morris International à Krasnodar. "Aujourd'hui, les mentalités et les gens ont changé. Nous parlons la même langue." Ce n'est pas le cas dans les régions lointaines et isolées comme le Kamtchatka ou le Grand Nord, qui restent, elles, paralysées sous une chape soviétique bien qu'elles abritent des gisements potentiellement très attractifs. Longtemps "zones fermées" parce que frontalières et lourdement militarisées, ces régions pâtissent d'administrations au fonctionnement soviétique, vétilleux, suspicieux à l'égard des étrangers. "Tout investissement dans ces zones doit impérativement être réalisé avec un partenaire russe de confiance, pour faire l'interface avec l'administration", explique un homme d'affaires européen installé au Kamtchatka. Sans parler des régions de la zone caucasienne (Tchétchénie, Daghestan, Ingouchie, etc.), qui, ravagées par les conflits ethniques, la corruption et le népotisme, ne figurent évidemment pas sur l'écran des investisseurs.
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