Des aveugles qui n'ont rien su entendre

Les prospectivistes en prennent pour leur grade. Aucun d'entre eux n'a été capable de prédire le basculement d'une partie du monde arabe, alors que tous tentaient fin 2010 de jouer les oracles de 2011. Et pourtant. Si cette nouvelle année débute dans l'insurrection d'une partie de la planète, dont on cherche maintenant à deviner de quel côté elle fera tache d'huile, ce n'est pas tout à fait un hasard. Classique : on s'étonne après coup de n'avoir pas su voir des événements qui tombent presque comme des évidences. Tâchons d'éclairer ce calendrier. En commençant par ce mois de janvier. Comment ne pas y voir une forte portée symbolique pour des populations oppressées depuis plusieurs dizaines d'années par un même tyran ? Un tournant pour dire qu'il n'est plus possible de continuer ainsi. La volonté de prendre un nouveau départ. L'acte désespéré du jeune Tunisien ayant suffi à donner le coup d'envoi de la révolte. Ensuite, beaucoup d'ingrédients sont arrivés à maturité. Des plus anciens aux plus récents, chacun alimentant les suivants. Une révolution nourrie d'évolutions. La plus symptomatique et bizarrement la moins prévisible est l'effet de la mondialisation sur des populations, dont on a pu croire en Occident qu'elles se contentaient (et se contenteraient longtemps) de regarder la marche du monde dans un écran de télévision ou d'ordinateur, sans se sentir impliquées.C'était nier l'influence de ces outils sur la jeunesse qu'on se plaît volontiers à analyser chez nous. Et ne pas vouloir voir le niveau croissant de leur éducation. Les manifestants tunisiens et égyptiens sont des jeunes connectés, s'exprimant sur des blogs et des réseaux, abreuvés par les chaînes satellitaires, ayant grandi le regard tourné vers l'extérieur et découvrant un quotidien qu'ils n'ont pas. La fréquentation des touristes étrangers a alimenté cette comparaison de leurs modes de vie. Cette lecture du monde leur a permis de mesurer ce qui les sépare des pays prospères et démocratiques. Leurs aînés étaient portés par un désir d'émigration, persuadés de pouvoir mieux se réaliser en dehors de chez eux. Au fait des difficultés rencontrées par leurs semblables dans les sociétés européennes, ces jeunes préfèrent troquer ce rêve d'ailleurs contre l'envie de changer leur propre réalité. Pour preuve ce « Dégage ! » lancé à la face des tyrans qui traduit un nouvel instinct territorial. Une injonction qui sonne comme la résolution du problème, le refus de négocier quoi que ce soit, et résonne par sa trivialité comme une ordure à jeter, l'expulsion d'un déchet organique. Les échanges rapportés par WikiLeaks entre les « maîtres du monde », l'Amérique en particulier, au sujet de la corruption de leur régime, ont achevé de leur donner la légitimité dont ils avaient besoin. Ils ont découvert que ce qu'ils vivaient de l'intérieur était reconnu par l'extérieur. Ils y ont puisé la confiance nécessaire pour prendre leur destin en main. La portée du « Yes, we can » d'Obama a pu enfin laisser des traces et retentir aussi chez eux comme un nouveau désir d'avenir, celui d'« être comme les autres ».Il y a dans ces soulèvements en Tunisie et en Égypte des prises de conscience inédites. Ainsi n'avons-nous pas su mesurer la capacité de révolte de ces classes moyennes mondialisées, trop occupés à soutenir les régimes en place, aveuglés par un islam jugé comme notre seul ennemi et noyés dans nos considérations géostratégiques. La crise a très certainement joué le rôle de détonateur. En affaiblissant les populations, elle a rompu le pacte tacite qui les liait à leurs gouvernements autoritaires censés pourvoir à leurs besoins. Des leaders jouissant dans leurs palais qui n'ont également rien vu venir, persuadés d'être maîtres chez eux et plus intéressés à maintenir des équilibres à l'extérieur de leurs frontières. L'écrivain égyptien Alaa El Aswany nous avait pourtant donné des clefs. Ce dentiste du Caire a su saisir dans « l'Immeuble Yacoubian » le drame d'un peuple opprimé, conscient d'un espace public confisqué par le pouvoir, cadenassé dans sa vie de tous les jours mais ouvert sur le monde. Avant d'augurer la transition démocratique, on retiendra de ce mois de janvier 2011 qu'il ouvre sur une période où l'improvisation est reine et où la dimension humaine et émotionnelle des événements peut toujours déjouer les analyses les plus fines.
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