La Terre de Feu vibre encore au souvenir de Darwin

Par latribune.fr  |   |  1006  mots
Il a failli ne jamais monter à bord. À cause de son nez. Nous sommes à l'automne de l'année 1831 en Angleterre et le nouveau commandant du « Beagle », Robert Fitzroy (1805-1865), se cherche désespérément un compagnon de voyage de sa classe sociale pour mener à bien son expédition hydrographique. Et surtout, ne pas finir comme son prédécesseur qui s'est suicidé au large de Punta Arenas en Patagonie, faute d'avoir eu un interlocuteur acceptable. La hiérarchie, chez les Britanniques, ça ne se discute pas.Fitzroy hésite, donc. On lui a recommandé un certain Charles Darwin. Mais il ne le sent pas. Féru de physiognomonie, il a vu dans son appendice nasal « une péninsule », dirait Cyrano, une intolérance à la vie en mer. Mais Darwin vient d'une grande famille, il a de la conversation et de l'argent. De quoi fermer les yeux sur ses croyances.Heureusement. Car c'est au cours de ce voyage que Darwin posa les premières pierres de sa théorie sur l'évolution des espèces et la sélection naturelle, avancée essentielle pour l'histoire de l'humanité. Alors pourquoi ne pas s'offrir une piqûre de rappel pour s'immuniser contre les illuminations des créationnistes (qui remettent en question ladite théorie), en mettant nos pas dans ceux de Darwin ? Certes, prendre cinq ans pour faire le tour du monde relève désormais de la mission impossible. Mais une dizaine de jours en Terre de Feu, cette terre qui vit pour la première fois Charles Darwin douter des dogmes établis, suffisent pour comprendre ses écrits.Direction Punta Arenas, la ville la plus australe du Chili. Darwin n'y a jamais mis les pieds. La cité n'existait pas en son temps. Avec son musée salésien fourmillant de guanacos et autres nandous darwiniens empaillés, elle se révèle une escale incontournable pour qui veut comprendre la faune et la flore de la région. Mais cette ville aux maisons de tôle et de bois multicolores, voisinant avec des manoirs britanniques, vaut aussi pour son port d'où s'élance vers la Terre de Feu notre « Beagle » à nous, le « Via Australis ».Bienvenue à bord de cette magnifique embarcation construite à la manière d'un yacht luxueux, et dotée de 5 ponts et de 65 cabines chic et confortables aux couleurs de la mer. La table y est aussi délicieuse que le service ou l'équipe, composée notamment d'une bande de guides passionnants et passionnés ayant à coeur de transmettre leur amour et leurs connaissances de la Patagonie. Surtout que, Cruceros Australis, la compagnie dont dépend ce bateau (à l'initiative de ce reportage) est la seule autorisée à mouiller dans les parcs nationaux de la « Tierra del Fuego ».Capable d'affronter les éléments déchaînés sans indisposer ses passagers, le commandant Rauch met le cap sur la baie d'Ainsworth, slalomant avec l'agilité d'un dauphin entre des petits icebergs. C'est là le paradis d'une petite colonie d'éléphants de mer, de bécasses en tenue de camouflage, d'huîtriers à bec et gambettes rouges, et autres « carancas », ces oies longuement observées par Darwin. Le mâle, tout de blanc vêtu, a pour mission d'attirer les prédateurs, tandis que madame nourrit la famille. Éperdument fidèle, il se suicide si sa belle décède la première - plus personne pour le nourrir ! Du rivage à la forêt magellanique, il n'y a qu'un sentier à franchir. On découvre alors une végétation déclinant toutes les teintes de vert. De faux hêtres enserrés d'un drôle de champignon spongieux, appelés pains de l'Indien, côtoient des arbustes de calafate noir ou de chaura rouge. Un paysage identique à ceux observés par Darwin. S'il n'y avait les castors...Introduits au sein de la forêt voilà cinquante ans pour un élevage destiné à produire de la fourrure, ces animaux donnent une fois de plus raison au naturaliste. En l'absence de prédateurs et donc de stress, ils ont cessé de sécréter cette huile qui magnifie leur pelage, sont devenus obèses et incontrôlables. Pour la fourrure, on repassera. Pour les ravages du paysage, chapeau l'artiste.Quelques endroits lui restent heureusement inaccessibles, tels les îlots Tucker, à quelques noeuds de là, où manchots magellaniques et cormorans royaux ont élu domicile pour l'été. Cohabitant avec une grâce claudicante pour les uns, aérienne pour les autres, ils ont transformé les lieux en un damier noir et blanc.Mais déjà, Darwin sonne le tocsin du départ. Et le « Via Australis » se dirige vers la majestueuse allée des glaciers. Défilent alors sous nos yeux Romanche, Allemagne, France, Italie (le plus beau) et Hollande, le nom donné à chacune de ces barrières de glace hérissées, d'un bleu piquant, à première vue infranchissables mais dont les cimes finissent par mener aux cieux. Plus loin, bordé d'eaux émeraude, le glacier Pia se laisse approcher plus facilement. On dit que c'est ici que Darwin s'est mis à douter. La Terre créée en sept jours ? Face aux glaciers et aux fossiles, ses certitudes s'effritent.Fitzroy ne s'y était finalement pas trompé. Darwin a été constamment malade à bord du « Beagle ». Et plus encore dans les eaux noires, épaisses et tourmentées du cap Horn, lorsque l'Atlantique s'en vient défier le Pacifique réputé plus féroce. Le commandant du « Beagle » a mis deux semaines à franchir le cap. Rauch y parvient en un tour de main, permettant à ses passagers de débarquer sur cette terre mythique. Est-ce ici le début ou la fin du monde ? Une étape obligée en tous les cas. Et un hommage aux damnés de la mer pris dans les filets du cap Horn.Traumatisé par cette traversée, Darwin décida de poursuivre sa découverte de la Patagonie à cheval. Un autre monde à découvrir. Mais ça, c'est une autre histoire qui pourrait commencer à Ushuaia, en Argentine, port de débarquement de l'« Australis ».