Internet, laboratoire social et politique à l'échelle planétaire

Par latribune.fr  |   |  746  mots
L'accélération du phénomène Internet donne le vertige. Cantonné à une poignée d'Américains et de scientifiques dans les années 1960, son accès était encore limité à quelque 16 millions d'internautes dans le monde en 1995. Dix ans plus tard, ils étaient 1,8 milliard... le quart de la population mondiale. Un laboratoire à l'échelle de la planète pour les entreprises de tout poil, les politiques de tous bords, mais aussi pour les sociologues. Dominique Cardon et Stéphane Hugon l'illustrent dans deux ouvrages : le premier décrypte la « nouvelle forme de démocratie » que la Toile, bien malgré elle, dessine ; le second analyse ce « révélateur d'une nouvelle société » qu'est devenu le cyberespace.Le temps n'est plus où l'« esprit d'Internet » régnait dans « cette sorte de république des informaticiens » élaborée au nom d'une circulation, libre et anonyme, de connaissances revendiquées comme apatrides, nous rappelle Dominique Cardon dans « la Démocratie Internet ». L'accès aux « masses » a provoqué une double ligne de fracture : sociologique, dans la mesure où la frontière entre vie privée et vie publique s'est brouillée, l'accès au Net devenant, en outre, inégal et peu homogène ; politique, car l'élan anti-institutionnel des origines s'est essoufflé avec l'apparition d'un « capitalisme cognitif » dont Google et Facebook sont les emblèmes, pour avoir su transformer en service rémunérateur le travail d'intelligence collective des internautes.En élargissant l'espace public aux « amateurs », Internet a également bousculé l'information. Publier d'abord, filtrer et hiérarchiser ensuite, voilà qui met à mal la déontologie des journalistes et illustre « la grandeur et les misères de la liberté de parole à l'ère du numérique ». Apparaît ainsi un Web en clair-obscur où « l'Internet de la conversation » a ouvert la boîte de Pandore : un public émancipé du contrôle de l'espace public se met en scène et s'auto-organise. « Quel genre de politique et de débat rationnel peut émerger d'un tel bazar ? » s'interroge l'auteur.Les dangers sont multiples, Dominique Cardon ne le cache pas. Le sous-titre de son essai, « Promesses et limites », en dit long sur les pièges d'un phénomène inclassable où l'autocontrôle des internautes laisse le lecteur presque aussi perplexe que l'autorégulation des marchés, où « les silencieux et les passifs » se retrouvent disqualifiés par de nouveaux types d'autorité. Sans parler de ce pouvoir des algorithmes qui, censés permettre de classer les informations selon « le mérite, l'audience, la communauté, la vitesse », peuvent être déformés sous la pression d'intérêts commerciaux qui se dissimulent « dans des boîtes noires de plus en plus difficiles à interpréter ». Et pourtant, la naissance d'une « démocratie coopérative » séduit l'auteur. Internet est, à ses yeux, bien plus une aubaine qu'un péril face à la menace qui pèse sur le Web : voir les acteurs traditionnels ? partis politiques, entreprises, médias ? le normaliser.Dans « Circumnavigations », un joli titre emprunté aux navigateurs... des mers, ces découvreurs de nouveaux mondes, Stéphane Hugon s'abstient de tout jugement. Mais tente, dans un livre plus difficile d'accès mais foisonnant, de cerner les « internautes » d'aujourd'hui. Le lecteur y découvre une « pulsion d'errance » et une volonté de retrouver une appartenance sociale par de « petits rites » permettant à chacun de recréer un sens du collectif. Libre aux internautes de « chercher l'or du temps », dans une navigation pétrie d'imaginaire. À ce niveau, « la machine », l'ordinateur, devient un simple outil technique permettant d'accéder à un « espace aux vertus magiques de transformation », telle une Circé moderne.Mais ne nous y trompons pas. Cette sociologie de la conversation qui recouvre les cancans, l'équivalent moderne des anciens libelles, voire l'antique agora, n'est pas une simple mise en scène narcissique. Il s'agit, selon l'auteur, d'une façon de ré-enchanter une société désorientée. Une forme de résistance passive à toutes les aliénations ? le travail, le sérieux, la rationalité ? qualifiée de « vitale ». Une autre façon de comprendre l'émergence de nouvelles communautés, d'une cyberculture que « notre paresse intellectuelle tend à dénier », comme le dit, dans sa préface, Michel Maffesoli. Car finalement, peu importe Internet. L'essentiel est ce qu'il révèle de mutation sociale, voire politique, en cours. Françoise Crouïgneau « La Démocratie Internet », de Dominique Cardon. Editions du Seuil, coll. La République des Idées (102 pages, 11,50 euros). « Circumnavigations », de Stéphane Hugon. CNRS Éditions (266 pages, 25 euros).