Attali : « Stocker de la musique, c'est conjurer la mort »

Par latribune.fr  |   |  1242  mots
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La musique selon Jacques Attali L'économiste français Jacques Attali est parrain de la Semaine internationale du son. Occasion rêvée de parler avec lui de son amour fou pour la musique. Une interview d'Arnaud Robert du quotidien Le Temps, notre partenaire suisse,

Depuis neuf ans, plusieurs villes du monde célèbrent chaque année la Semaine du son. Associée à l'événement, la Haute Ecole de musique de Genève en profite pour ouvrir un large chantier de réflexion sur la place de la musique dans la société. Parrain de l'événement, l'économiste Jacques Attali, 68 ans, a publié en 1977 un essai intitulé Bruits qu'il a remanié en 2001. Mélomane compulsif, chef d'orchestre occasionnel, il y explorait le rôle prophétique de la musique dans les transformations sociales. Discussion autour d'une passion.

Le Temps: Pourquoi avoir accepté de parrainer cette Semaine du son?

Jacques Attali: La musique est la colonne vertébrale de mon travail intellectuel. Sa place est centrale dans la société. Cette Semaine offre l'opportunité de repenser notre relation à l'environnement sonore et de questionner le rôle du son dans notre monde. J'ai intitulé Bruits mon essai de 1977 parce qu'il est l'inexploré par excellence. Le son est un bruit qui a du sens. Le son et la musique sont l'ordre que l'homme confère au bruit. Depuis toujours, la musique est la métaphore de la mise en ordre de la violence. Quand on dit «la musique adoucit les m?urs», c'est très profond. La musique offre un moyen de maîtrise, de réconciliation.

- Vous décrivez la musique comme un instrument de contrôle, un outil dont le pouvoir politique se sert...

- Il est évident que la musique peut être annexée par les totalitarismes; on connaît bien l'usage que le nazisme a fait d'elle. Mais le religieux lui aussi y puise sa force. De même que les entreprises, les compagnies d'assurances qui utilisent la musique pour nous détendre dans les avions, les fabricants d'ascenseurs qui veulent nous détourner de notre angoisse en diffusant de la musique de fond. La musique est une consolation, elle fait tomber la colère. Mais paradoxalement, elle est aussi un appel à la révolte.

- Vous citez le cas du rock'n'roll...

- Le genre est né dans les années 50, il en appelait à la liberté individuelle. Il a porté une révolution qui était moins politique que sensuelle. Un appel à la libération sexuelle. La musique jamaïcaine, avec des moyens minimaux, a transmis un gigantesque message d'émancipation. Plus récemment, le slam, cette vague poétique, a décrit le monde avec les mots les plus crus. La musique a, de mon point de vue, toujours anticipé les grandes transformations sociales. Le courant romantique a exacerbé l'individu contre le groupe. Il annonçait les métamorphoses de son temps. Du point de vue du pouvoir, la musique est un instrument de contrôle. Du point de vue du peuple, elle encourage à la sédition.

- En quoi la musique de ces dernières années a-t-elle été prophétique?

- La crise économique qu'a vécue l'industrie du disque a été le premier signe de la crise financière que vous vivons aujourd'hui. Avant cela, elle a été pionnière sur le champ de la globalisation, du métissage. Elle nous a introduits à l'ère des réseaux, à la fin des appartenances territoriales. Des musiciens qui ne se sont jamais vus peuvent travailler ensemble. Moins connu, peut-être, le fait que la musique a annoncé l'émergence de la puissance africaine. L'Afrique sera la grande puissance de demain, au moins sur le plan démographique. Cela fait longtemps que l'Afrique a conquis le monde par sa musique. C'est une des raisons pour lesquelles je ne crois pas, à long terme, en la puissance chinoise. Elle n'est pas parvenue à nous imposer sa musique.

- Vous insistez sur la notion d'économie de répétition dont la musique aurait été l'antichambre?

- Oui, la duplication de la musique, son enregistrement, ses nouvelles formes esthétiques qui sont résolument cycliques, ont ouvert une époque où tout se répète. Cette logique, depuis la rédaction de mon essai, a abouti. Nous en sommes au point où le stockage est infini. Les gens empilent des fichiers numériques sur leur disque dur dans l'espoir cannibale de pouvoir un jour tout écouter. Mais - et c'est là où la musique s'échappe encore - elle exige du temps pour être consommée. Ce temps est incompressible. Quand on stocke de la musique, on stocke du temps. C'est une manière symbolique de conjurer la mort. La musique échappe en outre au système de l'économie marchande. Elle ne peut être comparée à un produit manufacturé. Parce qu'on peut la donner sans la perdre. C'est ce qui effraie le capitalisme quand il est confronté à la musique. Alors, il tente de la rendre artificiellement rare. Il invente la série limitée. Pour contrer la logique du tout gratuit qui le défie.

- En 1977, vous annonciez déjà la gratuité totale de la musique...

- Elle était en germe. J'avais vu aussi que le concert, l'incarnation, allait prendre une place démesurée face à l'enregistrement qui perdrait de sa valeur. Je sentais que la pratique de la musique allait s'imposer. Presque tout le monde aujourd'hui veut pratiquer un instrument. Cela répond à l'individualisme, au narcissisme, de notre époque. Faire de la musique pour éviter d'écouter celle des autres.

- Vous décrivez le chef d'orchestre comme «visible et silencieux, donneur d'ordres sans bruit, maître désarmé de la violence». Vous dirigez vous-même régulièrement...

- J'aime cela profondément. Il y a trois dimensions dans la direction. D'abord, l'étude austère de la partition qui se fait dans la solitude. Puis, les répétitions avec l'orchestre, l'ouverture d'un dialogue qui nécessite clarté et empathie. Enfin, la représentation. Le chef fait des gestes pour ceux qui sont en face de lui, pas pour ceux qui sont dans son dos. Un seul regard, une fraction de seconde suffisent. Il faut être ouvert à cette masse qui vous fait face. Je dirige donc sans partition.

- A un moment historique où le politique semble affaibli, le chef d'orchestre reste-t-il une métaphore du pouvoir absolu?

- D'une certaine manière, oui. Berlioz était un chef d'entreprise. Il gérait son monde «à la baguette». Mais aujourd'hui, le chef d'orchestre correspond à une période datée. De nombreuses expériences se font d'orchestres sans chef. Son autorité est contestée. Moi je le crois indispensable.

- Vous citez plusieurs intellectuels pour lesquels la musique s'est dérobée, comme Freud ou Marx. Ils ne sont pas parvenus à la penser. Pourquoi est-ce si difficile de penser la musique?

- Ils ne sont pas parvenus à l'inscrire dans leur modèle. La musique exige que l'on se laisse aller. Il faut accepter qu'elle nous prenne par surprise. Il faut accepter le temps. Il m'a fallu de nombreuses réécoutes pour entendre réellement les quatuors de Beethoven, sans parler de Philip Glass. La musique se défile. Je me souviens d'une représentation du Chevalier à la Rose de Richard Strauss avec Renée Fleming. Je connaissais l'?uvre par c?ur. Et pourtant quelque chose s'est passé ce soir-là qui surpassait tout ce que j'avais pu entendre avant. La sensation d'une grâce absolue. Ceci est très difficile à expliquer.

www.lasemaineduson.org

Bruits, Jacques Attali, Ed. Fayard/PUF

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