Crise, quelles solutions docteur Minsky ?

Par Philippe Brossard, économiste  |   |  1160  mots
Par Philippe Brossard, économiste.

Les économistes Hyman Minsky (Stabilizing an Unstable Economy,YUP, 1986) et Charles Kindleberger (Manias, Panics and Crashes?: a History of Financial Crises, Basic Books, 1989) apparaissent à la faveur de la crise financière comme les visionnaires de ces dernières décennies. Ils ont identifié, il y a plus de vingt ans, les mécanismes de la crise actuelle, le premier de façon théorique, le second de façon historique, en illustrant le modèle de Minsky à travers les différentes crises financières occidentales depuis le XVIII siècle. Ils ont eu une telle préscience de la crise actuelle qu'ils ont certainement beaucoup à nous apprendre quant aux remèdes.

Pour Minsky, le secteur monétaire et financier, cherchant à maximiser ses profits, n'est pas spontanément en équilibre avec le reste des autres marchés de biens et services. En constante évolution, il est la source même des cycles économiques. Minsky distingue trois comportements types dans les processus de financement des agents?: 1. Le financement couvert, dans lequel le rendement attendu de l'investissement couvre le paiement des intérêts et du principal dans un horizon de temps limité. 2. Le financement spéculatif, où le rendement attendu couvre le paiement des intérêts, mais la dette est constamment reconduite. 3. Le financement à la Ponzi (l'escroc éponyme a fourni dans les années 1920 l'exemple de l'escroquerie à la cavalerie, en attirant les épargnants bostoniens par des rendements exceptionnels, illusoirement fondés sur un arbitrage entre les tarifs postaux internationaux), où, le rendement attendu ne permettant plus de façon régulière le paiement des intérêts, la survie du projet repose sur sa capacité à vendre des actifs ou à s'endetter plus.

Le c?ur de la théorie de Minsky est son hypothèse d'instabilité financière?: le système financier passe nécessairement d'un état de stabilité, dominé par le mode de financement couvert, à un état d'instabilité, dominé par la spéculation, puis le financement à la Ponzi. Au sortir d'une phase de crise, le secteur financier est bridé par les réglementations et les institutions mises en place, et par la prudence des prêteurs et des emprunteurs encore impressionnés par les grandes faillites.

Dans cette phase du cycle, le financement couvert domine. La prospérité se développant, la vigilance publique et privée se relâche, l'endettement s'accélère, finançant des projets de plus en plus spéculatifs. « De plus, si une économie avec une large proportion d'entités spéculatives se trouve dans un état inflationniste et si les autorités monétaires essaient de conjurer l'inflation par une restriction monétaire, alors les entités spéculatives deviennent des "entités Ponzi", et les projets qui étaient déjà dans un mode à la Ponzi voient leurs actifs s'évaporer rapidement. » Les plus initiés commencent à vendre leurs actifs et les marchés baissent. La baisse des marchés se nourrit d'elle-même, une défiance généralisée sur la valeur des actifs s'installe, entraînant une profonde absence de négociabilité des actifs monétaires et financiers, même à des prix bradés. La solution financière à court terme?: le prêteur en dernier ressort?!

Pour Minsky et surtout pour Kindleberger, il faut rapidement mettre en place un prêteur en dernier ressort qui interrompe la spirale de déflation des actifs. Ils en identifient bien les difficultés?: l'aspect paradoxal qu'il y a à secourir des entités spéculatives en prenant le risque de prolonger les causes même de la crise, sans parler de l'injustice morale et sociale qu'il y a à sauver les spéculateurs avec l'argent de tous. Mais aucun de ces effets indésirables ne peut dispenser d'administrer le remède. La vraie difficulté est la mise en ?uvre?: savoir intervenir au bon moment et avec les bonnes quantités.

Au minimum, il faut que la banque centrale baisse ses taux d'intérêt pour réduire le stress du système financier et sa transmission à l'économie réelle. Puis, elle peut intervenir quantitativement avec des injections de liquidités. Si cette première digue est enfoncée, il faut une nouvelle instance capable de prendre position sur un horizon plus long que quelques semaines. L'Etat doit prendre le relais. Mais Minsky alerte sur le mode spéculatif du financement de l'Etat, qui roule sa dette sans perspective de la réduire. Kindleberger souligne un autre écueil. Dans nos économies globalisées, une crise financière est globale.

Or, les Etats-Unis ayant un déficit chronique d'épargne ne peuvent plus assurer le leadership mondial qu'ils avaient dans les années 1950-1960. Leur balance courante est déficitaire d'environ 700 milliards de dollars par an. Les 700 milliards de dollars (belle coïncidence des chiffres) du Tarp, l'autre nom du plan Paulson, promis aux marchés financiers doivent in fine venir des non-résidents. Est-ce garanti??

Une rechute des prix du pétrole, qui serait une bénédiction pour l'économie réelle des pays développés, pourrait par exemple assécher le refinancement du Trésor américain. Il est donc à craindre que le Tarp de Henry Paulson ne s'avère être qu'un prêteur en avant-dernier ressort et que, une fois cette digue enfoncée, il faille envisager un fonds de secours international associant l'Europe, le Japon et surtout les pays excédentaires dans le commerce international (Chine, producteurs pétroliers). Proposons un nom?: Itarp (International Trouble Asset Relief Plan).

A moyen terme, l'Etat et sa banque centrale, selon Minsky, ne peuvent se contenter du rôle strictement financier de prêt relais. Ils doivent mettre en place une forte réglementation bancaire et financière, et cesser de vouloir réguler le crédit par le seul moyen des taux d'intérêt. Ils doivent favoriser le marché des actions aux dépens des produits de dette. Ils doivent aussi négocier le rachat de dettes illiquides contre un rôle économique actif du secteur public, visant délibérément le plein emploi, y compris comme employeur direct. Sans quoi la solvabilité de l'Etat elle-même sera ébranlée, simultanément par la perspective d'une création infinie de dettes privées à reprendre un jour par le secteur public et par les perspectives d'augmentation cyclique de l'insolvabilité des ménages, conduisant à une chute des recettes budgétaires. Un large secteur public a aussi pour fonction d'absorber les vagues créées par l'instabilité de la sphère privée.

Par contraste, Minsky suggère une limitation active de la taille des acteurs privés pour éviter le développement d'entités trop grosses pour faire faillite, de sorte que le système se régule par de petites faillites régulières, plutôt que par un maelström rare, mais incontrôlable, affectant des entités privées gigantesques. Si ce n'est pas la révolution, cela y ressemble un peu.