Crise capitaliste, Crise culturelle

Par Gilles Lipotvetsky et Jean Serroy, Coauteurs de « la Culture-monde. Réponse à une société désorientée » (Éditions Odile Jacob, 2008).  |   |  919  mots
Point de vue de Gilles Lipotvetsky et Jean Serroy, Coauteurs de « la Culture-monde. Réponse à une société désorientée » (Éditions Odile Jacob, 2008). La violence de la crise financière, boursière et maintenant économique a jeté un coup de projecteur sur les déséquilibres de notre monde. Cette semaine, « La Tribune » donne la parole à cinq intellectuels, pour qu'ils livrent leurs regards croisés sur les racines du mal. Aujourd'hui, un philosophe et un professeur de littérature situent la crise dans la droite ligne des ruptures du XXe siècle.

Que vivons-nous dans ce moment de stupeur et de tremblements ? La chose est entendue : nous subissons de plein fouet les conséquences d'un système financier mondial chaotique et volatil, si dérégulé et opaque qu'il en est devenu incontrôlable.

Pour qui ne veut pas s'arrêter à la brutalité soudaine du séisme récent, celui-ci s'intègre dans un large processus de civilisation, dont il se présente comme le point ultime.

Par bien des aspects, le XXe siècle apparaît comme un siècle de ruptures, de dislocations, de fuite en avant sous le signe de la déstabilisation. La première vague de fracture, artistique, s'était illustrée dans les premières décennies du siècle, avec les avant-gardistes qui s'étaient donné pour but la déconstruction de tous les codes traditionnels d'expression. Au tournant des années 60, une deuxième vague avait ébranlé les m?urs, la vie familiale, la sexualité : sous les pavés de 68, un libéralisme culturel triomphant. La troisième, qui porte le monde d'aujourd'hui, est venue avec la dérégulation économique des années 80 : la crise financière présente n'en est que la forme extrême.

D'où l'aspect trop réducteur d'une analyse qui ramènerait la crise actuelle aux seuls excès du système économico-financier. La déstabilisation est globale. Elle s'inscrit dans l'avènement d'une culture-monde qui s'est structurée autour de cinq traits poussés à l'extrême : le néolibéralisme, le consumérisme, la technoscience, l'individualisme, l'ordre médiatique. Tout cela constitue la culture d'un monde à tendance hyperbolique : nous ne sommes plus dans la « grande culture » d'un petit monde, mais dans une culture devenue monde, celle du technocapitalisme planétaire, des industries culturelles, du consumérisme total, des médias et des réseaux numériques. La crise de civilisation que nous vivons est le résultat de l'excroissance de ces phénomènes et de leur imbrication. Ce à quoi l'on assiste, c'est à une dérégulation généralisée touchant tous les aspects de la vie humaine et laissant l'homme sans repères. Ce que nous appelons la Grande Désorientation.

De fait, la dérégulation de la sphère économique participe d'un processus plus vaste qui affecte tout autant la vie politique, la représentation de l'avenir et l'idée de progrès, le monde de l'art, les appartenances religieuses et identitaires, la vie familiale et sexuelle, jusqu'à l'équilibre même des individus (dépression, anxiété, suicide...) : partout, la désinstitutionalisation, l'insécurisation, la levée des barrières, le brouillage des codes se déchaînent.

Vu dans cette perspective large, faut-il en conclure à la fin du système ? Car aucune des structures de fond du monde global ne va s'effondrer : ni le capitalisme, ni l'individualisme, ni le consumérisme ne voient leurs jours menacés. Au contraire, le consumérisme se planétarise, l'individualisation gagne même les pays intégristes, la technoscience se propulse jusqu'au vivant et jusqu'aux étoiles ; quant aux médias, leur emprise ne cesse de restructurer le monde et de le faire penser à travers les écrans. Présenter la crise actuelle comme l'agonie du capitalisme, c'est ne pas avoir pris la mesure de ce qu'est effectivement devenue la culture-monde. Et quel autre modèle crédible mettre à la place ?

Pourtant, à l'évidence, le capitalisme est à un tournant : ce qui s'annonce, c'est un système qui va se redéfinir, se restructurer, ce qu'il n'a cessé d'ailleurs de faire tout au long de son histoire. Cela commence par la régulation financière telle qu'elle se trouve aujourd'hui, semble-t-il, engagée. Mais cela ne sera pas suffisant. Pas plus que ne le serait le retour des valeurs ou du religieux : qui peut penser que de purs idéaux régleront le consumérisme échevelé, la misère en Afrique, le réchauffement climatique, la crise de l'école ?... Ne rêvons pas à un au-delà du capitalisme, travaillons plutôt à civiliser le monde techno-marchand et la culture-monde en pleine expansion planétaire.

Ce qui fera le vrai tournant de civilisation, c'est une politique de l'intelligence, investissant massivement dans la science et la recherche. Une politique redonnant à l'école toute sa valeur de formation culturelle et citoyenne, capable de donner à chacun la possibilité de se former, mais aussi de rebondir, d'avoir une deuxième chance. C'est également une nouvelle politique de solidarité, dont le modèle ne soit ni celui où la performance écrase la solidarité, ni celui où l'assistance inhibe le désir d'entreprendre, mais celui où l'équité préside à une société moins inhumaine : la crise que nous vivons appelle un nouveau contrat social.

On voit bien que, face à la passion consumériste passive, qui absorbe tout, est plus que jamais nécessaire à une politique des passions actives : celles d'entreprendre, de se dépasser, d'innover, de créer. Non pas tant changer la vie que changer de vie. La culture n'est plus à concevoir seulement comme instrument d'élévation de l'âme, même si cette dimension est moins que jamais obsolète dans un monde dominé par la superficialité du spectaculaire et du consommable. Une autre mission désormais lui incombe : celle d'ouvrir l'existence à des dimensions plus diverses et plus riches, de promouvoir l'estime de soi par des activités incitant les hommes à se surpasser, à être acteurs de leur vie. Vivre pour autre chose qu'amasser et consommer. Telle serait la revanche de la culture.