Comment les génies de la finance ont triché avec les maths

Par Michel Piermay, Président de Fixage.  |   |  878  mots
Les mathématiques financières portent une responsabilité dans la crise financière. Certains produits ont minoré ou caché le risque. Au-delà des imperfections conceptuelles ou techniques des méthodes utilisées, dénoncées par les universitaires ou les professionnels, il est intéressant de s'interroger sur les raisons du choix des modèles qui ont parfois conduit à des pertes considérables.

Les mathématiques respectent le principe logique de non-contradiction et sont donc incapables de prendre en compte deux objectifs contradictoires, ce qu'on appelle aussi une injonction paradoxale. Malheureusement, il existe une solution simple : il suffit de tricher avec les modèles mathématiques et les hypothèses pour faire semblant de résoudre un problème insoluble, en fournissant une solution agréable au commanditaire. Le discours sur les mathématiques financières prendra alors l'apparence de la rigueur scientifique, quand il s'agira en fait de scientisme et d'oubli des bonnes pratiques académiques et professionnelles, et d'argument d'autorité en lieu et place d'explication claire.

Ces injonctions paradoxales sont très fréquentes dans les métiers financiers. C'est la commission financière d'un investisseur institutionnel qui demande de ne prendre aucun risque, mais recherche une rentabilité deux fois supérieure au taux sans risque. C'est le responsable de la salle de marché qui fixe un objectif de performance à ses traders, impossible à atteindre en respectant rigoureusement la politique de risque affichée. Ce sont les actionnaires qui exigent du président d'une société industrielle une rentabilité sur fonds propre élevée en même temps que des résultats en croissance régulière. Ce sont les compagnies d'assurances et les fonds de pension qui doivent simultanément viser des objectifs de rentabilité à long terme (qui ne peuvent être atteints qu'avec des actifs volatils à court terme comme les actions) et respecter une contrainte de solvabilité à l'horizon du trimestre ou de l'année (qui leur interdit d'être en moins-value). Elles peuvent être tentées de distordre les modèles pour obtenir les résultats souhaités.

Pour cela, les mécanismes de sélection des hommes, des hypothèses et des modèles vont jouer à l'envers dès lors qu'il y aura un intérêt collectif à faire semblant de contrôler le risque. Cette antisélection a joué pleinement tant à la fin de la période de bulle que depuis l'éclatement de la crise bancaire et financière.

Quel vendeur de produits financiers préférez-vous écouter, celui qui vous explique qu'il n'est pas possible de gagner plus que le taux sans risque (de 2 à 4 %) sauf à prendre des risques (ces risques pouvant être cachés) ou celui qui vous promet du 10 % «sans risque» ? Quel conseiller préférez-vous, celui qui apparaît offrir gratuitement ses services, mais est rémunéré par le promoteur pour tenir un discours moderniste pseudo-scientifique afin de vous convaincre d'acheter des produits exotiques ou complexes, ou celui qui vous demande de le payer un peu et qui vous oriente vers des produits faciles à comprendre ?

Quelle agence de notation va sélectionner le banquier pour noter une titrisation, la plus rigoureuse ou la moins regardante ? Qu'est-ce qui peut inciter l'établissement financier ou l'assureur qui transfère intégralement le risque à des tiers à être prudent ? Quel actuaire choisira le conseil d'administration du fonds de pension, celui qui applique un taux d'actualisation modéré, une prévision de performance financière faible et une table de mortalité prudente, ou celui qui propose des hypothèses plus laxistes qui permettront de diminuer de 20 % la provision à financer par l'employeur ?

Les mathématiques financières permettent de démontrer que certaines rémunérations s'apparentent à des options et que leur valeur est d'autant plus élevée que la prise de risque est élevée. Comment peut-on croire à la pleine efficacité de la fonction contrôle de risque si toute la chaîne hiérarchique a intérêt à accroître les risques ? Quel directeur de risque sera récompensé, celui qui bloque une opération très rémunératrice pour ses patrons ou celui qui l'accepte en dépit du danger ? Quel modèle de risque choisira le banquier ou l'assureur, celui qui exige beaucoup de fonds propres ou celui qui, économe en fonds propres, permet d'obtenir la meilleure rentabilité sur fonds propres ? Dans quel pays une banque préférera-t-elle installer ses OPCVM, celui qui impose une nette séparation des fonctions et des contrôles stricts ou celui dont les règles et leur application sont moins exigeantes ? L'industrie financière préférera-t-elle une réglementation basée sur une mesure de risque (la Value at Risk) décriée par beaucoup d'auteurs comme sous-estimant le risque en haut de cycle ou une mesure de risque plus efficace ?

Les mathématiques financières peuvent être utilisées pour perturber la perception de la rentabilité et du risque par l'investisseur, pour faire semblant de résoudre les injonctions paradoxales, ou encore pour optimiser la gestion de l'intérêt personnel des décideurs même lorsqu'il s'agit d'une course à l'abîme : chacun voudra profiter au maximum de la situation avant la catastrophe qui s'annonce et profiter du «hasard moral» créé par les autorités qui se préoccupent du seul pilotage macroéconomique. Ces mêmes mathématiques peuvent aussi aider à la fabrication de régulations microéconomiques qui réconcilient les comportements individuels et la sécurité collective : sans un partage de risques, c'est-à-dire une sanction en cas de pertes, le décideur purement rationnel a intérêt à maximiser le risque pris afin de maximiser son espérance de gains.