La fraude, véritable cancer de l'économie de marché

Par Henri Schwamm, professeur honoraire d'économie à l'université de Genève  |   |  880  mots
Les régulateurs ont longtemps pensé que seuls des hommes du sérail pouvaient débusquer les fraudes. Mais l'expérience montre que ni les contrôles les plus rigoureux, ni la surveillance des contreparties, ni les "due diligences" des banquiers ne peuvent venir à bout de la fraude, estime Henri Schwamm, professeur honoraire d'économie à l'université de Genève.

Qui est responsable du scandale Madoff ? S'il est facile de crier au loup après les événements, reste que la Securities and exchange commission (SEC), le gendarme de la Bourse américaine, dont une des responsabilités premières consiste à protéger les investisseurs, n'a rien vu venir. Le plus étrange est que, au fil des années, le régulateur américain a mené huit enquêtes différentes - classées sans suite - sur les activités de marché et de gestion de fortune de Bernard Madoff. Il est vrai, comme le reconnaît William Donaldson, président de la SEC de février 2003 à juin 2005, qu'on ne trouve que ce qu'on cherche.

Il est vrai aussi que la SEC n'a jamais fait appeler la société de Bernard Madoff à comparaître en justice pour obtenir des informations sur ses activités et qu'elle s'est toujours contentée des renseignements fournis volontairement par M. Madoff et sa société. Il est exact enfin que la SEC n'a pas tenu compte de l'avertissement d'Harry Markopolos, spécialiste des produits dérivés et concurrent de Bernard Madoff qui, dès 2005, lui avait adressé une note intitulée "Le plus gros "hedge fund" du monde est une escroquerie".

Markopolos était persuadé que l'icône de l'establishment financier new-yorkais pratiquait soit le "front running", consistant à placer des ordres en Bourse à son profit avant ceux de ses clients, soit l'art de la pyramide Ponzi. Bref, dans l'affaire Madoff, la SEC porte un bonnet d'âne.

En 1934, le président Franklin Delano Roosevelt nomma Joseph Kennedy, un spéculateur de Wall Street (et père de J.F. Kennedy), président de la SEC. Quand on lui reprochait d'avoir en quelque sorte chargé le renard de surveiller le poulailler, il répondait : "Un voleur sait mieux attraper les voleurs." En d'autres termes, il avait compris que seul un homme du sérail financier avait une chance de débusquer des fraudes.

Quand Alan Greenspan déclarait à qui voulait l'entendre qu'il était inutile de réguler les "hedge funds", il croyait dur comme fer que le marché lui-même les régulait par le biais de ce qu'on appelle la surveillance des contreparties, en d'autres termes les contraintes imposées par leurs propres clients, par les banques et par d'autres institutions qui leur prêtent de l'argent. Mais la surveillance des contreparties - première et souvent efficace parade contre la fraude - connaît aussi de graves échecs. La quasi-déroute en 1998 d'un des fonds spéculatifs les plus importants et florissants de Wall Street - le Long Term Capital Management (LTCM) - en est la preuve.

Deux économistes lauréats du prix Nobel, Myron Scholes et Robert Merton, dont les modèles mathématiques perfectionnés représentaient des rouages essentiels de cette machine à faire de l'argent, comptaient parmi ses dirigeants. LTCM s'était spécialisé dans des opérations d'arbitrage risquées et lucratives sur des titres américains, japonais et européens, réalisant un effet de levier avec plus de 120 milliards de dollars empruntés aux banques. Le fonds détenait aussi 1.250 milliards de dollars en produits dérivés. Personne n'a jamais vraiment su quel était le ratio d'endettement de la société.

On estime qu'elle avait investi bien plus de 35 dollars pour chaque dollar qu'elle possédait. La cessation de paiements russes fut l'iceberg sur lequel s'échoua ce "Titanic" financier. La crise avait faussé les marchés d'une manière que même ces prix Nobel n'avaient pas imaginée. Les mécanismes de sauvegarde contre tous les risques possibles et imaginables qu'ils avaient élaborés ne purent remplir leur fonction. Le capital de près de 5 milliards de dollars qu'ils avaient accumulé s'évapora pratiquement du jour au lendemain.

Les banques lésées par la faute de Madoff ont-elles manqué à leur devoir de "due diligence", autrement dit n'ont-elles pas pris les précautions qui s'imposaient pour connaître précisément la situation de Madoff Investment Securities ? Un examen attentif d'une société porte sur tous ses aspects humains, financiers et comptables : clients, fournisseurs et collaborateurs clés, contrats, installations, actifs immobiliers, assurances, brevets et autres propriétés intellectuelles, licences et permis, situation fiscale, endettement.

En réalité, le contrôle absolu n'existe malheureusement pas. Comme l'asymptote, il s'en rapproche sans cesse sans jamais parvenir à l'atteindre. Le fraudeur de talent trompera toujours la vigilance du contrôleur le plus averti. En fin de compte, rien ne peut se substituer à l'intégrité des individus.

N'empêche que la fraude la mieux organisée ne résistera pas à l'épreuve du temps. Bernard Madoff et, avant lui, son lointain inspirateur, Charles Ponzi, en ont fait l'expérience. Ni les contrôles les plus rigoureux des régulateurs, ni la surveillance des contreparties, ni la "due diligence" des banquiers ne peuvent venir à bout de la fraude qui reste la plaie de tout marché. Elle détruit le processus même du marché qui repose avant tout sur la confiance et la bonne foi des contreparties. Elle est le véritable cancer de l'économie de marché qui la ronge de l'intérieur. La relativité des choses humaines ne se démentira décidément jamais.