La déplorable mascarade de la lutte contre les paradis fiscaux

Par Philippe Braillard  |   |  863  mots
La chasse aux paradis fiscaux ne cache-t-elle pas une grande hypocrisie de la part de pays qui, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, cherchent derrière ce paravent à défendre leurs propres places financières en affaiblissant les centres concurrents ? La réglementation des trusts britanniques ou d'Etats américains (Delaware) ressemble étrangement à ce qu'on appelle "secret bancaire" ailleurs, estime Philippe Braillard, professeur à la faculté des sciences économiques et sociales et à l'Institut européen de l'université de Genève.

Ces dernières semaines, plusieurs places financières en vue ont annoncé l'assouplissement de leur pratique du secret bancaire. Après le Liechtenstein et Andorre, la Belgique, le Luxembourg, l'Autriche, Jersey et l'île de Man ont indiqué leur volonté de coopérer avec les Etats étrangers dans la lutte contre l'évasion fiscale. Pour l'opinion mondiale, le point culminant de cette dynamique fut sans doute atteint le 13 mars lorsque la Suisse se joignit à ce processus en annonçant qu'elle acceptait le principe d'un élargissement de l'entraide administrative aux cas d'évasion fiscale.

Pour beaucoup en effet, le secret bancaire suisse, archétype d'un ordre juridique favorisant des activités financières occultes, était ainsi mis à mal. Dans la foulée, rien d'étonnant alors aux annonces de Singapour, Hong Kong et Monaco, allant également dans le sens d'une mise en question de leur secret bancaire.

Ces décisions sont incontestablement la conséquence directe de pressions croissantes exercées par les grands pays (Royaume-Uni, Etats-Unis, Allemagne, France), qui menaçaient d'inscrire ces centres financiers sur une liste noire des paradis fiscaux le 2 avril à Londres lors du sommet du G20. Les Etats inscrits sur une telle liste pouvaient en effet s'attendre à de graves sanctions économiques.

Au moment où, confrontés aux affres d'une gravissime crise financière et économique mondiale, les Etats ont besoin d'énormes ressources pour consolider leurs systèmes financiers défaillants et relancer l'économie mondiale, ce changement d'attitude de nombreux pays qualifiés de "paradis fiscaux" semble bienvenu puisqu'il devrait enfin permettre de lutter efficacement contre l'évasion fiscale. La réalité est toutefois très éloignée des objectifs annoncés et le discours de ceux qui se sont proclamés les pourfendeurs des paradis fiscaux et du secret bancaire cache à plusieurs titres une grande hypocrisie.

Premièrement, cette action déterminée contre les paradis fiscaux et contre l'évasion fiscale jette un voile bienvenu sur les profondes divergences existant entre les membres du G20 quant aux actions et réformes à entreprendre pour rétablir l'économie et la finance mondiales. Lors du sommet du 2 avril à Londres, un succès dans la lutte contre les paradis fiscaux devrait ainsi permettre aux grandes puissances économiques de sauver la face en cas de désaccord persistant sur les plus importants dossiers.

Deuxièmement, en cherchant à faire croire que les paradis fiscaux seraient à l'origine de la crise mondiale, on détourne habilement l'attention des vrais problèmes que l'on a soi-même contribué à créer et pour lesquels on peine à trouver des solutions (régulation du système financier, politiques économiques et monétaires, etc.).

Troisièmement, l'expression "paradis fiscaux" fait à dessein l'amalgame entre des situations fondamentalement différentes, confondant ainsi des centres financiers exotiques non coopératifs, qui sont des zones de non-droit ou des pays sans fiscalité et dont l'économie ne repose que sur les activités financières offshore, avec d'autres places financières qui, à l'instar de la Suisse, sont solidement régulées, ont une économie diversifiée, sont largement coopératives et imposent fiscalement leurs résidents.

Quatrièmement, en attaquant ainsi les "paradis fiscaux", on se focalise volontairement sur le seul secret bancaire, auquel on attribue tous les maux, en négligeant toute une série d'autres conditions-cadres qui non seulement permettent l'évasion fiscale mais favorisent également le blanchiment d'argent sale et d'autres formes de criminalité financière transfrontalière. Par exemple, alors que les conditions-cadres régnant en Suisse, pays à secret bancaire et injustement qualifié de "paradis fiscal", assurent une stricte identification de l'ayant droit économique des clients des banques, c'est loin d'être le cas dans un pays tel que le Royaume-Uni avec ses trusts et sa réglementation déficiente des prestataires de services financiers.

Londres n'a ainsi pas besoin du secret bancaire puisque le droit britannique rend anonymes les ayants droit économiques qui se cachent derrière ceux-ci. Le Royaume-Uni a beau jeu de prôner urbi et orbi l'échange automatique d'informations qui n'est dans ce cas qu'une pure farce. Quant aux conditions-cadres régnant aux Etats-Unis dans des Etats tels que le Delaware, le Nevada et le Wyoming, elles empêchent toute identification des clients étrangers et font de ces Etats des centres financiers "offshore" de premier plan accueillant des centaines de milliers d'entités juridiques opaques. Derrière cette gigantesque hypocrisie se cache sans doute une volonté de la part du Royaume-Uni et des Etats-Unis de défendre leurs propres places financières en affaiblissant les centres concurrents.

Dans un pays démocratique et respectant l'état de droit, l'honnêteté fiscale s'impose à tous les citoyens et les autorités sont parfaitement légitimes dans leur action contre les fraudeurs. Cependant, si l'on veut lutter internationalement et efficacement contre l'évasion fiscale, il convient de le faire honnêtement en adoptant tous sans exception des règles égales ou d'effet équivalent sans restriction. La chasse actuelle aux paradis fiscaux est loin de répondre à cette exigence et elle ne sera qu'une déplorable mascarade tant que tous les grands centres financiers ne s'appliqueront pas à eux-mêmes les règles qu'ils cherchent à imposer aux autres.