Ce que la crise révèle de la nature humaine

Par Alexandra Roulet, chercheur associé à l'Institut Thomas More.  |   |  698  mots
Par Alexandra Roulet Chercheur associé à l'Institut Thomas More.

La crise a ébranlé nos certitudes. Force est de constater que nous n'avons pas su la prévenir. D'où cette question : L'Histoire est-elle vouée à intervalles réguliers à être secouée par des crises ou pouvons-nous espérer être à même d'en repérer les signes avant-coureurs afin de prendre à temps les mesures nécessaires ? La difficulté réside dans notre capacité d'anticipation et d'interprétation des données économiques et dans le passage à l'acte, dans le saut qu'il faut opérer entre la perception diffuse des dangers d'un système et la prise de conscience qu'il est temps d'agir. Pour la crise actuelle, même si nul n'en a prédit le scénario exact, beaucoup ont fait preuve d'intuitions clairvoyantes. Pourtant, ces intuitions éparses n'ont pas réussi à devenir le discours dominant.

Bien sûr, les raisons en sont multiples. Le cloisonnement des savoirs a empêché que s'établissent des ponts entre les inquiétudes des économistes, les intuitions des financiers et l'action publique. La volonté politique américaine a aussi eu un grand rôle. Au nom d'une démocratisation de l'accès à la propriété, électoralement très rentable, et d'une hyperconsommation sans augmentation salariale, les autorités américaines ont encouragé les facilités de crédit au lieu de les encadrer.

Mais si les voix qui ont remis en cause le système avant qu'il ne s'effondre n'ont pas été suffisamment prises au sérieux, cela tient aussi tout simplement à la nature humaine, à l'aveuglement que provoque trop souvent la réussite ? et l'argent ? ainsi qu'à notre tendance aux comportements grégaires. Bien souvent, l'argent brouille le jugement. Tant qu'on gagne de l'argent, on pense avoir raison, donc nul besoin de se poser des questions. Des études de neuro-sciences montrent que la réalisation de gains monétaires très importants génère un sentiment d'invulnéra- bilité et de confiance en soi excessif. D'où le peu d'échos rencontré par les avertissements pessimistes tant que le système était lucratif. Sans même aller jusqu'à stigmatiser la cupidité, une autre évidence s'impose : avoir raison trop tôt peut faire perdre beaucoup ? surtout sur les marchés.

Ainsi, un gestionnaire de fortune expliquant à ses clients, en pleine euphorie, que la titrisation étant mal maîtrisée, mieux vaudrait un portefeuille liquide qu'un portefeuille investi, verrait tous ses clients partir chez les concurrents. D'où une inévitable tendance à ne pas accorder ses intuitions éventuelles et ses actes. Mais l'argent n'explique pas tout. Le conformisme social joue aussi. Il peut expliquer que certains gestionnaires de patrimoine, rassurés par le prestige social et la taille des fortunes investies chez Madoff, y aient investi à leur tour sans méfiance.

Les CEO des grandes banques ou des sociétés de crédit ont aussi souvent fait preuve de mimétisme et ont préféré s'aligner sur les décisions de leurs homologues que de prêter l'oreille aux conseils avisés de leurs subordonnés. Les dirigeants de Freddie Mac et de Fannie Mae ont, par exemple, négligé les mails de leurs responsables de la gestion des risques, qui les avertissaient ? dès 2004 ? des dangers des subprimes et de la faiblesse des procédures de contrôle. Le conformisme vaut même, selon Robert Schiller, professeur d'économie à Yale, pour les "experts", qui forment un groupe social où se conformer au consensus en vigueur est valorisé et où toute voix dissonante prend le risque d'être marginalisée. Ces tendances lourdes qui inhibent le jugement doivent nous rendre vigilants et critiques encore aujourd'hui. La crise a prouvé les limites de nos capacités d'interprétation.

Depuis le G20, érigé en succès par les dirigeants participants et par les médias, le discours dominant, après avoir été catastrophiste, vire désormais à l'optimisme. Pourtant, pour le Prix Nobel d'économie Paul Krugman, ces mêmes indicateurs suggèrent plutôt un parallèle avec l'année 1931 : une légère embellie avant le point bas de la crise. Doit-on s'enthousiasmer ou le pire est-il devant nous ? Une seule chose est sûre : la crise nous a donné une belle leçon d'humilité.