Electricité : les compromis habiles du rapport Champsaur

Par David Spector, professeur associé à l'Ecole d'économie de Paris  |   |  878  mots
Les Français n'acceptent le nucléaire qu'en échange d'un prix avantageux de l'électricité. Problème, les prix sont calés sur les coûts marginaux de production qui dépendent des énergies fossiles, et non sur les coûts moyens qui reflètent l'avantage du parc nucléaire. Le rapport Champsaur propose une nouvelle régulation du marché de gros qui permettrait de maintenir les tarifs régulés pour les particuliers, estime David Spector, professeur associé à l'Ecole d'économie de Paris.

Le rapport de la commission sur l'organisation du marché de l'électricité présidée par Paul Champsaur, rendu public il y a quelques jours, pourrait bien aider le gouvernement à résoudre un problème qui tournait au casse-tête. La complexité de la situation française tient à la part du nucléaire, qui représente 80% de la production française d'électricité et a des coûts de production inférieurs à ceux des technologies alternatives.

En raison de l'interconnexion des réseaux électriques européens, les prix de marché ne reflètent pas l'avantage de coût du nucléaire. En effet, une partie de la production nucléaire est exportée, ce qui est efficace économiquement et écologiquement, puisque ces exportations se substituent à une production étrangère plus coûteuse et plus polluante.

Il en résulte que, pour satisfaire la totalité de la demande française, il faut presque toujours compléter la production nucléaire par le recours à d'autres technologies plus coûteuses, comme par exemple des centrales thermiques utilisant des énergies fossiles. Le prix de marché doit rémunérer ces technologies plus coûteuses, même si elles n'assurent qu'une faible part de la consommation totale. Les prix sont donc calés sur les coûts marginaux de production, presque aussi élevés en France qu'à l'étranger, et non sur les coûts moyens, qui reflètent l'avantage du parc nucléaire.

Sur un plan purement économique, cet état de fait ne constitue pas un problème en soi, car le bon "signal prix" doit être en théorie calé sur les coûts marginaux. Toute consommation d'électricité supplémentaire, en France, sollicite principalement des moyens de production coûteux, et il est souhaitable de transmettre aux consommateurs un signal prix qui tienne compte de ce coût élevé. Et dans l'hypothèse d'une forte augmentation des prix, l'Etat, actionnaire d'EDF à 84%, pourrait utiliser sa part des profits pour compenser les citoyens du prélèvement supplémentaire effectué sur les consommateurs.

Selon la commission Champsaur, cette solution simple serait toutefois irréaliste politiquement, car la population française n'accepte le nucléaire qu'en échange d'un prix avantageux de l'électricité. C'est ce qui explique la persistance de tarifs régulés à des niveaux nettement inférieurs aux prix de marché. Ces tarifs soulèvent de nombreux problèmes. Ils encouragent une consommation excessive, par exemple sous la forme d'un développement très important du chauffage électrique, qui conduit à des pics de demande hivernaux de plus en plus marqués et à des importations croissantes d'énergies fossiles.

Dans l'état actuel des choses, ces tarifs régulés sont surtout intenables politiquement et juridiquement, parce qu'ils empêchent le développement d'opérateurs concurrents d'EDF. Contraints de s'approvisionner sur le marché de gros, qui est libre et donc cher, et de concurrencer les tarifs régulés sur le marché de détail, ils sont soumis à un "ciseau tarifaire" que les autorités de concurrence n'ont pas réussi à résorber. Cette situation n'est par ailleurs pas du goût de la Commission européenne.

La commission Champsaur propose une modification radicale du dispositif. EDF serait contraint de céder une partie de sa production nucléaire à ses concurrents, à un prix reflétant les coûts de production. Cette régulation du marché de gros permettrait enfin le développement d'une véritable concurrence sur le marché de détail, et donc la suppression des tarifs régulés, sauf pour les particuliers et les très petites entreprises. Cette proposition pourrait constituer le fondement d'un compromis acceptable pour toutes les parties prenantes.

Le maintien des tarifs régulés pour les particuliers est de nature à rassurer les organisations de consommateurs et le gouvernement. Le rapport Champsaur propose de les calculer par référence aux coûts complets de la production nucléaire, en tenant compte notamment de l'allongement de la durée de vie des centrales et de leur démantèlement futur, ce qui va dans le sens des demandes d'EDF. Enfin, à condition d'être mise en ?uvre de manière pertinente, la régulation du marché de gros pourrait déverrouiller le marché français et ainsi donner satisfaction aux concurrents d'EDF et à la Commission européenne.

Restent toutefois deux difficultés majeures. Tout d'abord, compte tenu de l'extrême complexité du marché de l'électricité, une telle solution nécessite que la même entité soit en charge de la régulation du marché de gros et de celle du marché de détail, et que cette régulation soit dépolitisée. Il faudrait donc que le gouvernement accepte de se déposséder, au profit de la Commission de régulation de l'énergie, des prérogatives qu'il détient actuellement en matière de détermination des tarifs régulés.

Par ailleurs, selon le rapport Champsaur, la régulation du marché de gros devrait être transitoire. Mais cela n'est possible que si une certaine concurrence se développe, à terme, entre plusieurs producteurs nucléaires, ce qui suppose une participation massive des concurrents d'EDF aux prochains réacteurs nucléaires. Sur ces deux points, tout dépendra du courage politique du gouvernement.