Le "stress test " des normes comptables européennes

La politique se mêle-t-elle de la bataille des normes comptables, qui fait rage depuis la crise financière ? Alors que les Etats-Unis ont fait évoluer leurs US GAAP en douceur sur la question controversée de la "juste valeur", l'Europe a forcé l'IASB à réviser, avec effet rétroactif, ses règles de comptabilisation au prix du marché. Un test de résistance majeur pour la crédibilité des normes IFRS, qui pourrait tourner à l'avantage des Etats-Unis, estime l'économiste Nicolas Véron.

L'IASB (International Accounting Standards Board), dont émanent les normes comptables internationales IFRS (International Financial Reporting Standards), a fêté ses huit ans en avril (même si ses origines remontent à 1973). Peu d'entreprises utilisaient les IFRS avant leur application dans l'Union européenne à partir de 2005. La crise financière est le premier véritable test de cette expérience, sans précédent par bien des aspects, de politique économique menée à l'échelle mondiale.

Et quel test. Les normes comptables occupent les décideurs publics au plus haut niveau. Elles sont même citées par certains comme une cause de la crise. Accusée numéro un, la "juste valeur", cette méthode de comptabilisation sur la base de prix de transactions observables ou, à défaut, de modèles d'évaluation. Les IFRS lui font une large place, comme d'ailleurs les normes américaines US GAAP (Generally Accepted Accounting Principles), avec des polémiques comparables des deux côtés de l'Atlantique.

Martin Sullivan, à l'époque patron de l'assureur AIG, avait appelé dès mars 2008 à suspendre la juste valeur. Cette revendication est encore portée par une grande partie du secteur bancaire américain comme par beaucoup de financiers européens, notamment français - même si les quelques analyses factuelles disponibles, comme celle publiée par la SEC (le régulateur boursier américain) en décembre, ne corroborent guère l'argumentaire sous-jacent.

En octobre 2008, l'Union européenne a obtenu de l'IASB qu'il révise avec effet rétroactif ses règles de classification, en permettant aux banques de comptabiliser moins d'actifs au prix du marché. À cette occasion, l'IASB a violé ses principes de consultation, et son président, David Tweedie, a failli démissionner au moment d'avaler la couleuvre. Mary Schapiro, la nouvelle présidente de la SEC, a cité ce manque de liberté vis-à-vis d'interférences politiques comme une raison pour repousser l'adoption des IFRS aux États-Unis. En 2003-2004, face à des pressions comparables sur la norme IAS 39 relative aux instruments financiers, sir Tweedie et ses collègues avaient refusé de bouger. En cédant cette fois-ci, l'IASB a mis en jeu sa crédibilité.

La normalisation comptable a toujours été un enjeu politique. En 1993-1994, le Congrès américain a contraint le FASB (Financial Accounting Standards Board), qui édicte les US GAAP, à abandonner une norme pourtant nécessaire sur les stock-options. Aujourd'hui, le Congrès, actionné par le secteur bancaire, fait pression pour adoucir l'impact de la juste valeur, ce que le FASB a accepté de faire à la marge début avril ; mais qu'il s'agisse du fond ou de la procédure, le recul n'est pas comparable à celui de l'IASB six mois avant. Outre-Atlantique, la SEC joue vis-à-vis du FASB un rôle clé de garant. Rien de tel pour l'IASB, sans protecteur public attitré et qui se retrouve seul dans la tempête, ballotté entre les exigences contradictoires de ses multiples parties prenantes.

L'IASB souffre surtout de la faiblesse de sa base institutionnelle. Pendant les années d'adoption des IFRS en Europe, un duo de choc réunissait David Tweedie et Paul Volcker, alors président des "trustees" (administrateurs) et personnalité très respectée de la planète financière. Mais Volcker est parti en 2006 ; à 81 ans, il conseille désormais Barack Obama. Son remplaçant actuel, Gerrit Zalm, se consacre peu aux IFRS. Après des années de déni, les "22 trustees" ont réalisé que le système de gouvernance rudimentaire mis en place en 2001 devait être réformé. Mais le "Monitoring Board", un petit groupe d'autorités publiques (dont la SEC et la Commission européenne) auquel ils ont donné en janvier les pleins pouvoirs sur les nominations, est une cote mal taillée, dysfonctionnelle avant d'avoir démarré. La Commission européenne, qui avait soutenu l'IASB en 2002 mais aspire aujourd'hui un peu maladroitement à en prendre le contrôle, n'a pas encore signé les documents créant le Monitoring Board, dont le commissaire au Marché intérieur, Charlie McCreevy, a néanmoins assisté à la première réunion en avril. Il règne une certaine confusion.

Certes, l'IASB prend des initiatives. Le groupe consultatif sur la crise financière, qu'il a mis en place fin 2008, accomplit un travail utile pour faire émerger un diagnostic partagé. Son choix d'une révision d'ensemble d'IAS 39 coordonnée avec le FASB, plutôt que de multiplier les amendements ponctuels, est sensé. Il vient de nommer en son sein deux spécialistes issus de la communauté des utilisateurs d'information financière, un vrai progrès. Mais peut-être est-ce trop peu, trop tard. Gerrit Zalm est perçu comme en conflit d'intérêts depuis qu'il a pris la tête d'ABN-Amro, la banque néerlandaise nationalisée. Les autres "trustees" n'apparaissent guère dans le débat public. David Tweedie, dont le mandat expire en 2011, s'est fait beaucoup d'ennemis et ne peut plus assumer le même leadership que par le passé.

Les IFRS ne sont pas encore vouées à l'échec, c'est-à-dire une refragmentation avec des normes comptables durablement différentes en Europe, aux États-Unis et dans les différents pays d'Asie. Mais ce risque devient de plus en plus tangible. L'Europe se retrouverait sans doute, comme dans les années 1990, en désavantage face aux États-Unis dont la plupart des investisseurs considéreraient les normes comme plus rigoureuses. En vérité, tout le monde y perdrait.

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