Quand le trading s'autodétruira

Par Jean-Jacques et Steve Ohana  |   |  1008  mots
Par Jean-Jacques et Steve Ohana, fondateurs de Riskelia, société de conseil en gestion des risques. Steve Ohana est aussi professeur de finance à l'ESCP Europe.

La disparition mystérieuse de la civilisation de l'Ile de Pâques est aujourd'hui expliquée par les anthropologues. Alors qu'il ne restait déjà plus d'arbres dans leurs forêts ravagées, les habitants de l'île de Pâques continuaient mécaniquement de couper du bois pour construire et déplacer leurs gigantesques colosses de pierre. Ils ont pris conscience trop tard que plus un seul colosse ne pourrait être érigé une fois la forêt complètement abattue...

De la même manière, les développements récents de la finance spéculative montrent les ravages qui adviennent quand l'exigence de profit à court terme prend le pas sur les critères de soutenabilité à long terme. Utilisant des modèles mathématiques et statistiques pour prédire les mouvements probables du marché, les stratégies de trading modernes visent à réaliser des gains sur des horizons de temps de plus en plus courts en utilisant l'effet de levier pour tirer profit des opportunités même microscopiques détectées sur les marchés. Ce faisant, elles permettent l'accumulation de gains apparemment réguliers dans les situations normales, tout en générant des pertes occasionnelles majeures menaçant leur pérennité à long terme. Le mimétisme des acteurs financiers associé au levier utilisé pour multiplier les gains (et donc les pertes...) conduit à un risque endogène d'implosion du système financier.

Cette mécanique est illustrée par trois stratégies qui ont connu un fort développement au cours des dix dernières années.

Les stratégies de "trend following" détectent et exploitent les tendances haussières ou baissières sur les marchés. Misant sur la continuation de la tendance, elles l'entretiennent et l'amplifient du même coup, par un mécanisme auto-réalisateur. Le prix ne répond plus alors à aucun facteur fondamental, porté simplement par les afflux successifs d'investisseurs répondant au signal de tendance. Une vague nouvelle d'investisseurs permet à la vague précédente d'encaisser un gain, jusqu'à ce la correction se produise, laminant la dernière vague... Ce schéma est comparable à la fameuse "pyramide de Ponzi", où des intérêts exorbitants promis aux investisseurs ne sont financés que par l'afflux de capitaux investis progressivement, jusqu'à l'explosion inévitable de la chaîne ainsi créée... Illustrant cette dynamique instable, l'effondrement des prix des matières premières en 2008 a été de pair avec la revente précipitée des positions acheteuses "trend follower" des investisseurs sur les marchés à terme de commodités.

Une autre forme d'investissement, dénommée "carry trade", concerne au-delà des traders, tous les acteurs économiques de notre économie mondialisée : investisseurs, entreprises, organisations publiques. Elle consiste à emprunter dans les devises à faibles taux d'intérêt pour investir dans les devises fortement rémunératrices. La dangerosité de ces stratégies a été révélée notamment quand les devises à faible taux d'intérêt (dollar, yen, franc suisse) se sont brutalement appréciées à la suite du débouclage massif des "carry trades" après l'été 2008. Le "carry trade" a également frappé en Europe de l'Est, où les prêts immobiliers financés en francs suisses ont pris les banques à revers après la dépréciation des devises polonaises et hongroises par rapport à la monnaie helvétique.

Les modèles d'arbitrage reposent sur l'hypothèse de stabilité de relations économiques observées sur une longue période historique. Des stratégies "long/short" à fort effet de levier sont mises en place pour exploiter certaines formes prédictibles d'évolutions relatives de deux actifs. Quand, pour une raison quelconque, c'est l'inverse du comportement anticipé qui se produit, le système est conduit dans un état instable du fait du débouclage en cascade des positions d'arbitrage. De tels phénomènes ont été observés à plusieurs reprises ces dix dernières années.

Ainsi, le fonds LTCM, pariait sur la convergence de prix entre paires d'actifs semblables que seul différenciait leur niveau de liquidité. Les défauts de plusieurs pays émergents en 1998 provoquèrent une crise majeure de liquidité et accentuèrent la divergence entre les prix des actifs liquides et illiquides sur lesquels le fonds avait investi. Ironiquement appelé Long Term Capital Management, le fonds utilisait beaucoup trop de levier pour pouvoir durablement faire face à un tel mouvement contraire à ses vues. La Fed orchestra alors le sauvetage du fonds avec le concours de quatorze banques de Wall Street de peur que la faillite du fonds n'entraîne dans son sillage celle de ses contreparties et d'autres banques et fonds ayant des positions similaires.

En octobre 2008, l'action Volkswagen est devenue l'espace de quelques semaines la première capitalisation boursière mondiale suite à l'annonce par Porsche de sa détention d'options d'achat sur plus de 30% des actions Volkswagen. Toutes les salles de marché, qui, en vertu des comportements historiques, misaient sur la sous-performance de l'action Volkswagen par rapport à l'action préférentielle, ont alors dû déboucler en catastrophe leurs opérations de vente à découvert de l'action, qui quadrupla provisoirement, avant de reperdre l'intégralité de ses gains, et bien plus encore.

La convergence des stratégies d'investissement conduit ainsi à la divergence des prix. L'effet multiplicateur des pertes induit par le levier rend nécessaire le débouclage rapide des positions moutonnières détenues par les traders, déclenchant des réactions en chaîne similaires à la spirale à l'?uvre lors des krachs boursiers. Les stratégies recherchant des rendements réguliers sur des horizons de plus en plus courts s'autodétruisent à mesure qu'elles se généralisent. Elles exposent ceux qui les utilisent à des risques de perte immaîtrisables, tout en polluant les acteurs économiques (Etats, industriels, exportateurs, consommateurs...), qui ont à subir les conséquences d'un désordre qu'ils n'ont pas provoqué.

Il est temps, pour ne pas finir comme la civilisation de l'Ile de Pâques, d'inventer de nouvelles formes d'investissement soutenables, qui soutiennent le capitalisme au lieu de le défigurer.