Les normes de la finance doivent assumer l'incertitude

Par Hubert Rodarie, directeur général délégué de SMA BTP, et Christian Walter, actuaire agrégé (Centre de recherche sur l'analyse des risques financiers, EM Lyon), également auteur avec Michel de Pracontal du "Virus B. Crise financière et mathématiques" (Seuil, 2009).

Depuis 2008, une forte contestation des normes financières dites "modernes" s'est installée. Pointés dans des rapports relayés par des politiques européens y compris par lord Adair Turner, le président de la FSA ("Financial Services Authority") qui a inspiré nombre de réformes en Europe aujourd'hui mises en cause, les dysfonctionnements conduisent à un diagnostic pessimiste sur la pertinence et la qualité du dispositif installé depuis le milieu des années 1990.

Par normes financières, on désigne aussi bien le système de normalisation comptable que l'encadrement prudentiel des activités, en y incluant la gouvernance qui légitime les pratiques professionnelles. Depuis une dizaine d'années, on a démantelé les réglementations en voulant remplacer "ce qui est permis/interdit" par "ce qui est bien", au nom d'une certaine conception du bien collectif, le marché autorégulateur que les nouvelles normes voulaient promouvoir. La crise aurait pu venir sonner l'heure de la raison et favoriser un changement de normes. Pourtant les blocages restent nombreux. Certains sont politiques et bien repérés : reflets de la compétition entre Etats, organisations professionnelles ou places financières. Mais d'autres nous apparaissent mal identifiés car ils relèvent des principes même du dispositif actuel : ce sont ces principes fondamentaux non remis en cause pour le moment, qui rendent toutes les modifications proposées irrecevables.

Il faut donc "refonder les normes de la finance", comme nous l'avons proposé lors d'un colloque organisé fin novembre (*), avec deux objectifs précis : établir un diagnostic nouveau et complémentaire de la crise ; et proposer un cadre conceptuel nouveau afin de renforcer les positions professionnelles qui peinent à faire entendre leur voix, et illustrer par six recommandations concrètes la cohérence et la rationalité des propositions lorsqu'elles s'appuient sur un tel cadre.

Notre méthode : analyser avec différentes disciplines - la philosophie, les sciences politiques, la sociologie, l'histoire de la pensée, l'économie et l'actuariat - les postulats de la finance moderne, et établir le rôle crucial joué par ces a priori théoriques dans les modélisations mathématiques et dans les constructions sociales des normes réglementaires actuelles.

On a vu pendant la crise financière comment ces a priori théoriques ont conduit à utiliser des modèles défectueux qui ont rendu les normes inefficaces, voire dangereuses. Nous avons conclu que l'une des causes principales de la crise est la croyance dans la validité d'une représentation fausse de l'incertitude, le mouvement brownien (norme de rationalité théorique), dont le corollaire est une compréhension fausse des comportements humains face à l'incertitude (norme de rationalité pratique).

Rappelons que le mouvement brownien est une description mathématique de mouvements aléatoires. Décrit pour la première fois en 1827 par le botaniste Robert Brown en observant des mouvements de particules à l'intérieur de grains de pollen de "Clarkia pulchella" (une espèce de fleur sauvage nord-américaine), il est très utilisé dans les modèles de mathématiques financières.

Cette croyance implante dans le système financier une vision réductrice des hommes réels, remplacés par des automates rationnels au sens de la théorie économique classique, et conduit à la négation de deux réalités : le risque que l'on croit pouvoir maîtriser voire annuler (normes prudentielles), et le temps, que l'on croit pouvoir aplatir voire oublier (normes comptables). Cette double négation a permis l'illusion prudentielle et comptable qui a fondé un optimisme collectif à la base de la dynamique de la bulle financière dont l'éclatement a eu les conséquences que l'on connaît.

Cette croyance s'apparente davantage à une idéologie qu'à un choix mathématique. Cette idéologie a été appelée "virus brownien" ou "virus B" pour signifier que, tel un virus, le postulat brownien s'est installé dans tous les esprits, influençant modes de raisonnement et représentations. Avant d'être une crise de l'expertise technique ou de l'éthique financière, nous considérons que la crise est d'abord une crise de la connaissance, et nous affirmons que tout diagnostic est incomplet sans cette dimension épistémologique.

Notre proposition centrale est donc la suivante : le système financier doit assumer la réalité du risque. Il faut quitter l'univers rassurant du modèle brownien, et assumer l'incertitude non brownienne d'un monde qui connaît ruptures et chocs. C'est en s'appuyant sur cette réalité que l'on pourra guider efficacement les choix des professionnels de la finance et des régulateurs des marchés.

 

(*) Les actes du colloque sont à paraître aux éditions Springer France en 2010 (site Internet du colloque : https://www.msh-paris.fr/actualites/actualite/article/quelle-regulation-face-a-lincertitude-de-la-finance).

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