La toile, la main et le cerveau

Par Jacques Barraux, journaliste.

Un fleuve humain plusieurs fois débordant dans les rues des villes de France pour s'opposer à la loi sur les retraites. Un nuage invisible au-dessus des têtes, celui du « cloud computing », de ces milliards de confidences intimes et de données publiques ou privées, de ces milliards de mots, de chiffres et d'images aspirés chaque jour dans le cumulus apatride des « data centers ». Au sol, la foule clame sa nostalgie du « monde d'avant ». Là-haut, dans le nuage numérique, Internet symbolise les inconnues du « monde d'après ».

Comme toutes les époques de grande transition, celle-ci est confuse, délicate à décrypter. Les outils de représentation macroéconomique du monde de l'ère keynésienne ne permettent plus de voir l'essentiel. Ils n'ont pas résisté aux deux chocs qui dynamitaient l'héritage mondial de 1945 (redistribution par la croissance fordiste) et de 1989 (la démocratie pour tous). Premier choc : l'irruption du numérique et des sciences du vivant qui modifient le comportement humain. C'est l'annonce d'un changement radical dans l'art de produire, de travailler et d'échanger. Deuxième choc : le transfert en Asie du moteur de la croissance. Les Occidentaux s'arrachent au confort des schémas confinés de l'eurocentrisme.

Le grand risque d'une période de détricotage d'un ordre ancien, c'est l'erreur d'interprétation, le contresens qui conduit à s'engager dans une direction contraire à l'ordre nouveau en devenir. En voici deux exemples.

Monde réel et monde virtuel. Les destructions d'emplois ouvriers et la généralisation du travail sur écran ont convaincu parents et leaders d'opinion du recul inéluctable du travail manuel au profit du travail intellectuel. Est-ce si simple ? La science est toujours en avance d'une guerre sur l'économie. Dès 1950, elle anticipait l'âge actuel de la cybernétique et de la biologie moléculaire. Aujourd'hui, elle travaille sur le cerveau humain et l'intelligence artificielle. L'occasion de balayer les distinctions naïves entre ce qui est « manuel » et ce qui est « intellectuel » et d'affiner la compréhension des relations entre la main et le cerveau, entre le cerveau et la machine. Le dédain pour les métiers manuels et la transmission des savoir-faire au moment où l'Asie montait en puissance dans l'univers de manufacturing n'était pas la meilleure façon de se préparer au nouveau cycle d'innovation industrielle qui se profile à l'horizon. Un cycle marqué par des croisements d'un type nouveau entre le virtuel et le réel, entre l'homme et le robot, entre le partage sur Internet et le travail en atelier. La démarche créatrice du sculpteur, du violoniste ou de l'ébéniste est le nouveau modèle d'inspiration.

Territoires et mondialisation. La France redoute un exode sans retour de ses usines. On a pu le craindre tant que les entreprises transféraient des blocs entiers de sites de production. On entre aujourd'hui dans une phase de segmentation plus fine des stratégies. La mondialisation devient à la fois plus intense et plus ouverte. Les éléments entrant dans la composition finale d'un produit proviennent d'horizons de plus en plus variés. Le critère de l'expertise devient prioritaire. C'est la chance que veulent saisir les « territoires » les mieux jardinés d'Europe ou d'Amérique du Nord. La France a un tri à faire dans son trop-plein de pôles de compétitivité mais la direction est la bonne. Au deuxième âge de la mondialisation, le sujet n'est plus d'édifier des murs pour stopper les délocalisations. Il est d'activer les ressorts endogènes de la croissance.

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