Fantasmes et réalités de la fuite des cerveaux

Par Jean-Marc Schlenker, mathématicien, professeur à l'Université Toulouse III
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Les postes offerts en France aux chercheurs véritablement actifs ont vu leur attractivité baisser considérablement au cours des dernières décennies, et les progrès récents restent modestes. La fuite des cerveaux est une inquiétude récurrente pour qui s'intéresse à la recherche et à l'enseignement supérieur. Les conditions matérielles médiocres offertes aux chercheurs actifs en France justifient la crainte de départs massifs, mais une observation attentive conduit à nuancer le diagnostic.

Une étude récente de l'Institut Montaigne approfondit cette question, ainsi qu'un article plus modeste mais sérieux sur les normaliens établis aux États-Unis. Ce sujet est pertinent : les États-Unis attirent beaucoup de chercheurs, et les normaliens sont nombreux parmi les chercheurs français les plus actifs. Le résultat le plus frappant est que le phénomène n'est pas massif : l'auteur évalue à 2 % la proportion des normaliens établis aux États-Unis. Des indices suggèrent que l'émigration de longue durée des chercheurs français augmente, mais sans être encore considérable.

L'exil des chercheurs prend en fait deux formes distinctes. La plus visible médiatiquement est celle des « grands » chercheurs, parfois primés, voire connus du grand public. Ces déplacements de chercheurs bien établis sont pourtant rares, et peut-être moins importants qu'il n'y paraît ; recruter (ou perdre) un chercheur connu mais proche de la retraite, dont la période la plus productive est passée, pourra n'avoir qu'un effet marginal sur l'activité scientifique réelle d'un laboratoire.

Par contre les départs de jeunes chercheurs, avant ou juste après la thèse, sont beaucoup plus nombreux, et véritablement importants pour l'avenir de la recherche. La mobilité des chercheurs diminue avec l'âge et les liens sociaux et familiaux qu'il apporte, et peu de chercheurs s'installent à l'étranger après 40 ans. Ça n'est pas le cas avant ou peu après la thèse. Des études indiquent que près de 60 % des doctorants étrangers aux États-Unis y sont restés dix ans plus tard, et de l'ordre de 50 % pour les Français. Envoyer de bons étudiants préparer un doctorat aux États-Unis implique un risque élevé de les « perdre » ; ce facteur peut expliquer un niveau d'émigration relativement élevé dans certaines disciplines, comme l'économie.

Pour les chercheurs après la thèse, deux situations très différentes coexistent. La plupart quittent la France parce qu'ils n'y ont pas (encore) trouvé de poste permanent. C'est une attitude normale et même saine, qui leur permettra de se former grâce à des postes temporaires, souvent dans d'excellents laboratoires, avant de rentrer prendre un poste dans une université française s'ils ont su faire leurs preuves. Si leur recherche peine à se développer, ces jeunes chercheurs peuvent être tentés de prendre un poste de cadre dans une entreprise. Leur retour est alors rendu difficile par la faible ouverture des entreprises françaises aux docteurs, auxquelles elles préfèrent souvent les diplômés de grandes écoles. Ils restent ainsi souvent à l'étranger, d'où une perte de ressources humaines et de compétences pour l'économie française.

Beaucoup moins nombreux sont les départs de jeunes chercheurs qui ont déjà un poste permanent, ou qui pourraient facilement en obtenir, mais qui sont attirés par les offres plus généreuses d'universités étrangères. Dans beaucoup de disciplines, il est plus facile d'obtenir un poste dans une université française que dans une université "de recherche" (ne se limitant pas à l'enseignement) aux États-Unis ; par contre, les salaires sont inférieurs en France. Ces jeunes chercheurs « privilégiés » représentent l'avenir de la recherche française, et leurs départs pourraient être graves s'ils devenaient plus fréquents.

Les postes offerts en France aux chercheurs véritablement actifs ont vu leur attractivité baisser considérablement au cours des dernières décennies, et les progrès récents restent modestes. L'émigration des chercheurs est un véritable risque pour le futur. L'exemple de l'Italie, où le système universitaire est plus délabré qu'en France et qui se vide rapidement de ses meilleurs cerveaux, montre que le danger est réel.

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