Les nouveaux virages de la diplomatie

Après vingt ans de stratégie strictement économique consistant pour chaque Etat à défendre ses emplois et sa prospérité, voilà que les sujets régaliens (monnaies, dettes) relevant de l'indépendance des nations reviennent au cœur des enjeux. Œuvrant sur tous les fronts, la nouvelle diplomatie sera celle du "smart power".
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Guerre des monnaies hier, bataille des dettes souveraines aujourd'hui. Un changement insidieux s'est produit ces derniers mois. Une confrontation que l'on croyait appartenir aux archives de la guerre froide refait surface : monnaie, dette souveraine, les nouvelles batailles portent sur des domaines régaliens. "Quand la Chine vient assurer qu'elle financera Madrid et Lisbonne, ce n'est pas de la diplomatie économique, décrypte Éric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement. C'est l'utilisation d'une arme économique, ses excédents commerciaux, au service d'une stratégie politique : le déploiement de son influence sur l'Europe."

S'agit-il d'un revirement alors que, depuis la chute du mur, les États, qui n'avaient plus de territoires à défendre, s'étaient spécialisés dans la diplomatie économique, en se mettant intégralement au service de leurs entreprises ? Si tous les chefs d'État se sont transformés en super VRP, pour vendre à l'export centrales nucléaires, avions, trains, sous-marins, infrastructures, etc., ce sont les États-Unis qui, dès le début des années 1990, ont poussé la stratégie d'expansion économique à son point le plus achevé. Ils ont mis sur pied une vraie stratégie militaire appliquée à l'économie, que l'historien Edward Luttwak a appelé "géoéconomie" : d'abord, explique Éric Denécé, un réseau d'intelligence économique étendu, tout entier orienté sur les nouveaux marchés ; une "diplomatie pour une compétitivité globale" associant aide au développement, assistance technique et interventions directes ; enfin, dès 1993, une "Advocacy policy" qui planifie, sélectionne les projets stratégiques et finance les actions. Washington n'oublie ni la répression (loi sur les embargos) ni la protection des actifs américains par le blocage de certaines OPA. Deuxième type d'armes de conquête, la propagation du modèle américain, avec ses valeurs, sa culture, son mode de vie, le fameux "soft power" de Joseph Nye.

Ainsi, depuis vingt ans, l'enjeu de la diplomatie est, pour tous, de défendre sa prospérité et ses emplois contre ceux des puissances concurrentes, en servant ses entreprises. La bataille est devenue si intense que "jamais dans l'histoire on ne s'est autant affronté sur des enjeux économiques, avec une telle brutalité concurrentielle", dit Éric Denécé. La stabilité politique intérieure de chacun et la préservation de son mode de vie en dépendent. Si les armes sont multiples, c'est la compétitivité des économies, par les coûts de la main-d'oeuvre ou sa qualification, par le contrôle des technologies vitales et la maîtrise des normes, qui devient l'arme maîtresse. C'est ainsi que "tout est devenu économie, explique Claude Revel, coordinatrice de l'ouvrage l'Âge d'or de la diplomatie économique (Choiseul). Au point, dit-elle, que "les grandes entreprises, les fonds d'investissement et les très grandes banques sont devenus aussi puissants que les États, imposant au monde leurs normes et produits dérivés, tels qu'audit, certification, contrôle, notation, etc. Il en est résulté une dangereuse confusion des rôles entre États et acteurs privés dans la gouvernance mondiale."

Seulement, dans un monde totalement ouvert mais aux règles du jeu inéquitables - la non-convertibilité de la monnaie d'un pays qui vit de ses exportations -, les écarts de niveau de vie sont tels qu'ils engendrent mécaniquement des déséquilibres qui s'accumulent et qui, alerte l'ancien ministre Michel Sapin, finissent par menacer l'indépendance des nations et la sécurité du monde. Que notre niveau de vie dépende si étroitement du bon vouloir de la Chine, qui acceptera ou non de financer nos États, devient insupportable pour le citoyen. Peut-on encore éviter que la guerre économique débouche tôt ou tard sur la guerre tout court ?

C'est précisément pour l'éviter que l'on essaie depuis deux ans d'étendre les négociations multilatérales à tous les sujets (plans de relance, sauvetage des banques, des États, monnaie, environnement, régulations bancaires...) et d'y associer le maximum de monde, en particulier au sein du G20. Si, pour tous, il s'agit bien d'une tentative de reprise en main par les États d'un pouvoir qui leur échappait, "il ne s'agit encore que d'une architecture, dit Claude Revel, car la marche des faits lui échappe". L'agitation autour de « la guerre des monnaies » avant le G20 de Séoul avait ainsi vu l'émergence de deux blocs : l'un autour des États-Unis, l'autre autour de la Chine. Une configuration qui rappelle singulièrement d'autres temps. En somme, si les États tentent de reprendre la main, ils sont contraints pour leur stabilité politique de continuer à servir les intérêts privés. "Nous nous orientons vers un nouvel équilibre particulièrement délicat, conclut Claude Revel, celui de la co-opétitition", mélange au cas par cas de coopération, d'alliances et de compétition la plus rude. Ce que Hillary Clinton a appellé le "smart power."

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