La fiscalité peut-elle faire bon ménage avec la croissance ?

Les impôts sont nécessaires. Mais lesquels choisir, afin de ne pas nuire à la croissance ? Réunis par le Cercle des économistes, qui publie un cahier sur ce thème, plusieurs experts en débattent, entre vision orthodoxe, type OCDE, et plus hétérodoxe, s'interrogeant sur la nature de la croissance.
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Un mal, peut-être, mais nécessaire. Nul ne conteste la nécessité d'une fiscalité destinée à financer l'intervention publique, importante, en Europe. Si l'on s'accorde sur un niveau donné de pression fiscale, existe-t-il des impôts à éviter ou au contraire à privilégier, pour ne pas nuire à la croissance ? Tel est le thème du nouveau cahier publié par le Cercle des économistes (1). Nombreux sont les experts qui, à la suite de l'OCDE, défendent l'idée qu'une taxation de la propriété immobilière et de la consommation est préférable à une imposition des bénéfices des entreprises ou du patrimoine. Ils soulignent, à l'instar de Michel Aujean, la faiblesse relative de la TVA en France, en regard des recettes perçues dans les autres pays européens. Ainsi, Alain Trannoy préconise un système inspiré du « modèle » anglo-saxon, qui taxe fortement les propriétaires de logements. Mais l'idée d'imposer d'abord la consommation, si elle se répand, ne fait pas l'unanimité. Christian Valenduc, qui montre l'absence de lien vraiment établi entre niveau de prélèvements obligatoires et taux de croissance, s'interroge sur ce classement des impôts à privilégier, labélisé OCDE. Celui-ci repose sur l'hypothèse que la détaxation de l'épargne, et ses revenus, favorise l'investissement, générateur de compétitivité. Or, cela n'est pas prouvé. Et quelle croissance faut-il prendre en compte ? Celle du PIB par tête ou du revenu médian ? Selon le choix, l'impôt progressif sur le revenu pourra être ou non privilégié. I.B.

(1) Fiscalité et croissance, Cercle des économistes-Taj, PUF

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Quels impôts pour quelle croissance ?

Par Christian Valenduc, professeur à l'université de Louvain-la-Neuve et de Mons

Les questions simples n'ont pas nécessairement des réponses simples et ceci vaut, notamment, pour celle qui est posée en titre de cet article. Commençons par une évidence : il n'existe pas de politique fiscale qui soit dirigée contre la croissance. Il en est cependant qui ont des effets négatifs sur la croissance et s'il en est ainsi, c'est parce que les décideurs ont dû arbitrer entre des objectifs contradictoires, par exemple entre croissance et redistribution.

En fait, la réponse à la question est loin d'être simple. Elle est même pleine de réponses trop simples qui ont souvent des allures de "fausses évidences", ou "d'évidences" à tout le moins discutables. Au premier rang de celles-ci se trouve la relation entre le niveau global des prélèvements et la croissance. La fausse évidence est celle d'une relation inverse et bien établie entre ces deux variables : trop d'impôt tue la croissance. Pourquoi est-elle fausse ? Il y a d'abord un problème dans le sens de la causalité. Les impôts financent des dépenses publiques qui peuvent générer de la croissance et la croissance génère une demande supplémentaire pour des dépenses publiques, par exemple dans le domaine de l'éducation, de la santé, de la protection de l'environnement. En fait, la plupart des économistes, qui ont investigué la question de manière sérieuse, ont bien dû conclure que la relation entre le niveau global des prélèvements et celle du taux de croissance, si elle existe, est très fragile.

Un autre aspect de la question concerne la relation entre la structure des prélèvements et le taux de croissance d'une économie. Le débat est actuellement dominé par une récente étude de l'OCDE qui classe les impôts sur base de leur caractère pro-croissance : les impôts sur la propriété immobilière sont alors les premiers, suivis des impôts sur la consommation, puis des impôts sur le revenu des particuliers, l'imposition des bénéfices des sociétés étant le type de prélèvement le plus néfaste du point de vue de la croissance. Toute modification de la structure des prélèvements du bas de ce classement vers le haut serait donc favorable à la croissance. Tel serait le cas, par exemple, d'une baisse de l'impôt des sociétés ou encore de l'impôt sur le revenu, financée par une hausse de la taxation de la consommation. En clair : vive la TVA sociale, ou la TVA antidélocalisation, pour reprendre la dernière découverte sémantique française ! Les recommandations de l'OCDE rejoignent un argument classique de la théorie économique : en optant pour une taxation de la consommation plutôt que du revenu, on détaxe l'épargne, ce qui l'encourage et permet que l'investissement soit financé à moindre coût. Ce raisonnement suppose que le niveau de l'épargne dépende de l'effet de la taxation sur le rendement de l'épargne, ce qui est loin d'être vérifié en pratique. De plus, aujourd'hui, les investisseurs se financent sur le marché de l'euro et l'effet négatif que pourrait avoir la taxation de l'épargne dans un pays de cette zone est donc forcément réduit... Bref, voici encore une évidence qui est moins évidente qu'elle n'en a l'air. Ainsi en est-il aussi de la thèse selon laquelle la progressivité de l'impôt a des effets négatifs sur la croissance. D'autres économistes ont prouvé que l'inégalité pouvait avoir un effet négatif sur la croissance et la progressivité de l'impôt réduit l'inégalité.

Quoi qu'il en soit, ces thèses et recommandations sont devenues le nouveau catéchisme de quelques institutions internationales, OCDE et Commission européenne en tête. Mais au fait, de quelle croissance parle-t-on ? De celle du PIB bien sûr !... Au pays des évidences, cela ne se discute pas. Et qu'en serait-il de ces recommandations si le concept de croissance était modifié ? Que deviendrait la thèse "La progressivité de l'impôt nuit à la croissance", si on mesurait celle-ci par la croissance du revenu médian plutôt que par celle du PIB par tête, ou si on substituait à cette dernière un concept de croissance inclusive ? Et quelles seraient les recommandations de politique fiscale si le concept de croissance était celui d'une croissance durable ? Dans la question : "Quels impôts pour quelle croissance ?" la définition du second terme a toute son importance...

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Une structure de prélèvements peu favorable à l'emploi

Par Michel Aujean, associé Taj Société d'avocats

La situation budgétaire en France amène à réfléchir aux pistes utiles tant pour conforter les recettes que pour renforcer la compétitivité, la croissance économique et l'emploi. Un examen attentif du niveau et de la structure des prélèvements obligatoires est révélateur du chemin à parcourir. Le niveau absolu et relatif des prélèvements obligatoires en France est particulièrement élevé (42,8 % du PIB), environ 3 points au-dessus de la moyenne pondérée de la zone euro. L'analyse de la pression fiscale selon les fonctions économiques (consommation, travail, capital) fait bien apparaître une forte taxation du travail et du capital. La fiscalité sur la consommation est assez basse en comparaison avec les autres pays européens : premier signal d'une structure peu favorable à l'emploi du capital et du travail et qui va à l'encontre des recommandations de l'OCDE sur les taxes pénalisant le moins la croissance !

Le poids apparemment élevé de la fiscalité indirecte est dû pour une part importante (4,3 % du PIB) à diverses taxes indirectes sur la production (et non la consommation). La recette de TVA (7 % du PIB) place la France au 20e rang et, selon l'OCDE, l'efficacité du système de TVA français est relativement faible, et n'a cessé de se dégrader depuis 1996. Il y a donc des marges de manoeuvre, en améliorant l'efficacité du système, pour accroître la recette collectée.

Les autres taxes sur la consommation, pour l'essentiel les droits d'accises, n'apportent qu'une contribution modeste de 2 % du PIB (26e rang dans l'UE) et en baisse régulière depuis 2000. La fiscalité directe est pour l'essentiel minée par les exceptions et les dépenses fiscales : l'IRPP est bien connu pour l'étroitesse de son champ d'application réel et c'est l'addition de la CSG et de la CRDS qui fait qu'aujourd'hui le rendement total de l'imposition des revenus a cessé d'être le plus faible d'Europe après la Grèce. La fiscalité du stock de patrimoine est en France parmi les plus élevées de l'Union européenne, 4,5 % du PIB : résultat du cumul de taxes tels l'ISF, les taxes foncières et les droits de mutation. Mais l'imposition des revenus du capital ne produit pas toutes les recettes attendues d'un des taux les plus élevés de l'UE (31,3 %) du fait des nombreuses exonérations et régimes particuliers (épargne réglementée, assurance-vie, niches fiscales) qui affectent le système. De son côté, la fiscalité des sociétés, dont on sait l'importance pour la compétitivité fiscale du pays, apparaît aujourd'hui paradoxale : avec un taux (331/3 %), le plus élevé de l'UE juste après Malte, l'impôt sur les sociétés ne produit que 6,5 % du total des recettes (22e rang dans l'UE). C'est dire l'importance des niches fiscales, qui interviennent dans ce résultat.

Enfin, le financement de la protection sociale très coûteux pèse fortement sur la compétitivité : plus de 52 % des prélèvements obligatoires français sont destinés à la protection sociale, contre environ 30 % dans l'UE. L'importance du coin fiscal et social (différence entre le coût total du travail pour l'employeur et le revenu net après cotisations et impôts perçu par un employé) est de 45,5 % pour un célibataire payé aux deux tiers du salaire moyen. Il est sensiblement inférieur dans le reste de l'UE à Vingt-Sept (moyenne : 37 %).

S'il faut se féliciter que la protection sociale ait apporté une contribution forte au maintien des revenus au cours de la crise, à plus long terme une telle situation n'est pas tenable et une remise à plat est au moins souhaitable. Il faut poser la question de la contribution que l'impôt peut apporter par comparaison avec ce qui provient des cotisations, si l'on veut éviter que la charge pesant sur le travail ne soit un obstacle insurmontable à l'emploi. Quelques marges de manoeuvre existent donc, conformes au message de l'OCDE : la TVA et les taxes sur la consommation peuvent apporter une contribution. Il faut réformer la fiscalité des sociétés pour, en élargissant l'assiette, se rapprocher de systèmes plus simples, efficaces et stables mais sans en attendre un supplément de recettes significatif. S'agissant de l'IRPP où la suppression des niches doit permettre de rétablir une plus grande justice fiscale.

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Fiscalité du patrimoine, un dispositif à bout de souffle

Par Philippe Bruneau Président du Cercle des fiscalistes

En pleine crise économique, le débat se déplace progressivement sur le terrain fiscal. Pour retrouver au plus vite l'équilibre budgétaire et nettoyer les dettes accumulées, une hausse des impôts est inéluctable. Le moment idéal pour entamer la réforme de notre fiscalité. Pour être légitime, un système fiscal doit trouver un juste équilibre entre le nécessaire rendement de l'impôt, l'impératif d'équité et l'obligation d'être lisible. Au travers de ces trois prismes, on observe que notre fiscalité du patrimoine dévalorise le travail et l'égalité des chances, donc le mérite.

L'impôt sur le revenu ? Essentiellement centré sur les revenus du travail, avec un foyer sur deux exonéré, son efficacité est en plus minorée par 400 niches fiscales. Au regard de l'équité, la concurrence fiscale qui sévit en Europe l'amène à être beaucoup plus clément avec les revenus du capital qu'avec ceux du travail. Résultat, à revenu égal, unépargnant reste nettement moins fiscalisé qu'un salarié.

L'ISF ? L'ISF est non seulement peu rentable mais reste la cause première des délocalisations fiscales. En quinze ans, plus de 10.000 contribuables ont ainsi fui l'Hexagone. Un manque à gagner pour Bercy d'environ 9 milliards par an. L'ISF n'est pas plus équitable car il ne tient pas compte de la situation familiale des redevables. Enfin, tellement complexe, l'ISF remplit plus les caisses des conseils fiscaux que celles de l'État.

Les droits de succession ? 95 % des successions en ligne directe en sont exonérées. Et si le barème semble sévère puisqu'il grimpe à 40 % en ligne directe, les taux effectifs sont raisonnables, grâce à de nombreux régimes de faveur. En outre, du fait de l'ésotérisme des textes, les droits de succession sont un impôt de spécialistes. Ce sont les plus prévoyants, donc les mieux informés, donc les mieux conseillés, qui parviennent à minorer leur taxation.

L'objectif d'une réforme de la fiscalité du patrimoine serait de promouvoir une fiscalité de croissance en évitant d'augmenter la pression fiscale sur les plus faibles. Elle s'articulerait autour de valeurs telles que la revalorisation du travail, l'égalité des chances et le mérite. En matière d'IR, il faut baisser les taux, élargir l'assiette grâce à une fusion avec la CSG et supprimer les niches fiscales à intérêt économique et social non avéré.

L'ISF doit être supprimé. Non rentable, ce n'est pas un impôt, mais une punition que les Français infligent chaque année à 600.000 d'entre eux et dont ils acceptent de payer le coût.

Les droits de succession sont le reflet de notre société : égalitaire, inéquitable et surtout peu libérale, en ce sens où l'enrichissement par le talent et le travail est plus taxé que l'enrichissement par l'héritage.

Avec les revenus et la dépense, le patrimoine est une des trois matières imposables. Confronté à une concurrence fiscale et à une exigence d'efficacité, notre système fiscal ne peut surimposer une de ces assiettes sans risquer de voir se développer l'optimisation voire la fraude fiscale. Tel est pourtant le cas. Taxé à l'IR lors de sa constitution, le patrimoine est imposé chaque année à l'ISF et de manière ponctuelle aux plus-values, avant d'être soumis aux droits de succession. Quatre impositions sur une même assiette sans aucune cohérence d'ensemble. D'où l'urgence d'une réforme qui valorise le travail, respecte l'égalité des chances et joue la victoire de la méritocratie sur l'égalitarisme. Une réforme suppose une longue maturation, une maïeutique collective et une pédagogie publique. C'est dans cette optique que nous militons pour une baisse de la fiscalité sur le travail, une suppression de l'ISF et du bouclier fiscal, et une refonte des droits de succession.

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Imposer la propriété, est-ce du vol ?

Par Alain Trannoy Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

La dégradation très importante des comptes publics rend nécessaire l'analyse des impôts pesant sur le patrimoine et plus particulièrement le patrimoine immobilier des ménages en vue de proposer une taxation modernisée et adaptée à ces exigences. Trois raisons motivent ce choix. En premier lieu, le patrimoine net des Français (l'actif moins les dettes) est constitué pour deux tiers d'actifs immobiliers. Ensuite, l'immobilier peut être moins facilement dissimulé à l'administration fiscale que les actifs financiers. Enfin, les taux de taxation sur l'immobilier constituent une borne supérieure des taux de taxe pesant sur les autres types d'actifs.

Au total, les propriétaires dans leur ensemble acquittent, bon an mal an, quelque 40 milliards d'euros, soit 80 % de l'impôt sur le revenu, dont moins de 10 % au titre de l'ISF. Le prélèvement étant acquitté au titre de quatre impôts (l'ISF, les taxes foncières et les droits de mutation à titre onéreux ou gratuit), il peut sembler mieux accepté que s'il passait par un seul truchement fiscal. Les collectivités locales sont destinataires de 70 % de cette manne, ce qui la rend également moins visible.

Que pèse cette somme de 40 milliards ? Si l'on met bout à bout l'impôt sur le patrimoine et l'impôt sur le revenu du patrimoine, on aboutit à un taux de taxation moyen de 30 % de taxation du loyer brut. Dès lors, la rémunération du patrimoine immobilier ne peut guère dépasser 2,8 %, desquels il faut déduire les réparations et charges d'entretien. Le revenu du travail est taxé, à peu près, à hauteur de 45 % lorsque l'on cumule l'impôt sur le revenu, la CSG et les cotisations sociales. La comparaison classique entre l'impôt sur le travail et l'impôt sur le capital, pour la partie actif immobilier, ne se révèle pas réellement défavorable à l'immobilier, loin de là.

Si le niveau du prélèvement sur le patrimoine immobilier n'est pas franchement choquant, il apparaît nécessaire de procéder à une refonte de l'ensemble de nos impôts fonciers et immobiliers pour aller vers une "property tax" à la française afin de remédier aux défauts des instruments existants. À titre d'exemple, les bases des contributions foncières sont complètement obsolètes, car assises sur des valeurs cadastrales qui n'ont pas été revalorisées depuis 1970 et n'ont qu'un lointain rapport avec les valeurs vénales.

Notre proposition consiste à fusionner l'actuelle contribution foncière des propriétés bâties, l'ISF et les droits de mutation à titre onéreux, pour créer un impôt sur la propriété immobilière et foncière progressif assis sur la valeur vénale, afin de financer les collectivités locales. La totalité des propriétaires, en France, paierait cet impôt à due concurrence de la valeur de leurs biens dans les différentes communes. L'intégration de l'ISF dans l'impôt local sur la propriété immobilière serait naturelle à condition qu'il soit également progressif. L'idée repose sur un impôt à deux tranches, avec une surtaxe pour les biens dont la valeur dépasserait un certain seuil qui alimenterait en priorité les départements supportant des charges de solidarité particulièrement lourdes, les dépenses au titre du RMI et de l'APA. Cela ferait vraiment sens que les propriétaires les plus riches s'acquittent d'un supplément d'impôt pour financer de telles dépenses au titre de la solidarité ! Cette réforme présente cependant un inconvénient apparent : 50 % du montant de l'ISF concernent des contribuables implantés en Île-de-France, et les départements pauvres de province bénéficieraient relativement peu de cette surtaxe des propriétaires riches. La seule bonne réponse consiste à réactiver le fonds de péréquation entre collectivités locales et à intégrer la base d'imposition pour cette surtaxe dans les paramètres de calcul. L'efficacité commande enfin de supprimer le bouclier fiscal dans un tel système. Comme tout impôt sur le capital, l'intérêt d'un impôt immobilier, à part le fait de remplir les caisses de la collectivité, est de favoriser la rotation du capital.

Il est inutile de souligner la difficulté, non pas technique mais politique, de conduire une telle réforme, celle-ci comme toutes les autres.

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