Les germes de l'incertain

Par Sophie Péters, éditorialiste à La Tribune.
Copyright Reuters

C'est la panique sur les marchés. Pas financiers pour une fois, mais alimentaires. On ne sait plus s'il faut acheter des concombres ou renoncer définitivement aux graines germées. Jusqu'à présent, on se repérait à peu près dans le "bon" et le "mauvais". Bon : ce que recommande à longueur de messages publicitaires le Programme nutrition santé, à savoir "manger cinq fruits et légumes par jour". Mauvais : le McDo devenu symbole de la malbouffe et le "pas cher" montré du doigt. Celui-ci vient d'être épinglé par l'épidémie due aux steaks hachés congelés. Mais il est venu rassurer in extremis les végétariens et les adeptes du bio ébranlés par les graines germées contaminées en Allemagne et l'alerte donnée sur le concombre espagnol. Quand ce n'est pas la peur de manquer qui nous agite, c'est la peur au ventre qui nous habite.

Paradoxe cruel. Depuis une dizaine d'années, le discours nutritionnel porte essentiellement sur la santé. Prenant conscience d'un léger laisser-aller tant sur le plan de la qualité que de la quantité, les consommateurs ont bien accueilli ces messages, mettant un point d'honneur à prendre grand soin de leur panier, de leur frigo et de leur assiette... quand ils en ont les moyens. Mais ont développé du même coup une crainte lancinante d'ingérer du "malsain", que les annonces sur l'attaque mortelle de la bactérie E. coli n'ont fait qu'enflammer. Sorte d'injustice divine au moment où tous font des efforts croissants en matière de santé et de prévention. D'autant plus que, pour la première fois, le végétal, chantre de l'équilibre alimentaire, a été incriminé, achevant de déboussoler les fragiles repères de notre alimentation.

Pourtant, sur le plan scientifique, a priori pas de quoi s'inquiéter outre mesure. Pour le corps médical, la contamination par la bactérie Escherichia coli O157 n'a rien d'exceptionnel. Chaque année, paraît-il, on recense en France une centaine de cas de "syndrome hémolytique et urémique" (SHU), une complication grave liée à cette fameuse bactérie qui provoque diarrhées et insuffisance rénale. Une bactérie parfois présente dans l'intestin des bovins et qui disparaît souvent à la cuisson. Quant à la bactérie trouvée en Allemagne, ce ne serait pas la même bien qu'elle porte le même nom. Malgré des conditions de plus en plus strictes sur la chaîne alimentaire, le corps médical fait donc valoir qu'un accident est toujours possible. La Palice en se levant de son lit le matin n'aurait pas dit mieux. Le mal serait donc bien plus psychique que physique. Comme toujours en matière d'alimentation. Si les angoisses alimentaires ne datent pas d'hier, ces "accidents" montrent à quel point le syndrome de la peur s'accroît à mesure que notre société dresse des barrières pour se protéger et cherche à tout prix à conserver jeunesse et santé le plus longtemps possible. En un mot, à faire reculer les frontières de la mort.

On veut désormais croire que la mort est réservée aux accidents extraordinaires et que "la durée de l'intervalle moyen entre la naissance et cette destruction ne doit avoir aucun terme assignable", comme le préconisait Condorcet. D'où le retour en fanfare de notre cher principe de précaution, chaque panique irrationnelle attisant la recherche fiévreuse et désespérée du risque zéro. Mais qu'il s'agisse de crise financière, de crise énergétique ou de crise alimentaire, ce XXIème siècle naissant nous offre une leçon de choses sur le risque.

Ainsi la seule certitude apportée par ces contaminations alimentaires, c'est que nous n'avons aucune assurance absolue de ne pas un jour être intoxiqué. Cette certitude-là, il va falloir l'apprivoiser. Certes pour la qualité de notre sommeil, mais surtout pour sortir de la défiance. Remettons sur le métier le pari pascalien selon lequel il faut "travailler pour l'incertain". Pas seulement, nous dit Pascal, parce "qu'il n'est pas certain que nous voyions demain", mais parce que telle est la nature de l'homme de posséder des lumières naturelles mais finies. Notre raison doit donc mettre en place une géométrie du hasard parce qu'elle lui permettrait de tirer démonstrativement les conséquences pratiques de sa finitude. Et d'éprouver ce que signifie la confiance, celle de remettre sa vie dans les mains de parfaits inconnus.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.