Après l'intelligence économique, l'intelligence culturelle

Par Ludovic Jeanne, professeur de management culturel, EM Normandie
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Dans ces mêmes colonnes, j'ai développé une réflexion sur les enseignements que nous devrions tirer de nouvelles données géostratégiques sous l'angle de nos (in-)compétences interculturelles (voir « La Tribune », 18 mai 2011, « Pourquoi l'intelligence culturelle devient-elle une urgence stratégique ? »). Des diverses évolutions en cours, celle sur le marché des terres rares est, il est vrai, sans doute la plus spectaculaire. Ses conséquences géopolitiques et géoéconomiques sont devenues, au cours de l'année passée, très lisibles pour les acteurs étatiques concernés comme pour les industries dépendantes au Japon, aux États-Unis et en Europe.

Mais les conséquences ne s'arrêtent pas là. Il y a les « dommages collatéraux », selon l'euphémisme consacré. Et pour être collatéraux, ces dommages n'en sont pas moins coûteux. La prise de conscience à cet égard repose sur une hypothèse simple et précise : dans une relation d'affaire impliquant une mixité culturelle, le désir et l'acceptabilité des efforts d'adaptation et de compréhension de l'autre sont fortement influencés par l'état du rapport de force - géostratégique, le cas échéant - entre les puissances représentées. Autrement dit la charge et le besoin de comprendre l'autre dans ses perspectives propres, notamment en ce que culturellement elles sont spécifiques, sont essentiellement à la charge de celui « représentant » la puissance moindre, celui qui est jugé et/ou se juge avoir le plus grand besoin de l'autre.

Lorsqu'un Français et un Chinois se rencontrent, par exemple, ils ont bien sûr une idée de ce qu'ils attendent l'un de l'autre pour leurs affaires respectives. Mais ces attentes et la manière de les réaliser sont fortement influencées par des facteurs extérieurs, notamment les rapports de force internationaux. Le Chinois « sait » qu'il fait partie d'un pays dont la puissance économique et politique est désormais jugée par la plupart des Occidentaux comme incontournable et irréversible, souvent même crainte. Le Français, lui, « sait » que son pays seul n'est plus qu'une puissance secondaire dans un bloc européen sans cohésion politique. Qui attendra de l'autre le plus d'efforts et de concessions à conditions égales des spécificités de l'objet des négociations ou des transactions ? La réponse s'impose d'elle-même.

Et cette réponse a une signification simple dont il est désormais urgent de tenir compte : les rapports de force globaux sont de moins en moins favorables aux Occidentaux. Dans certains cas, ils sont clairement défavorables (cf. le cas exemplaire des terres rares). Face à cela, l'entrepreneur, le cadre dirigeant ou le commercial doit devenir capable d'élaborer des stratégies beaucoup plus subtiles. C'est impossible s'il n'est pas capable de décrypter les univers dans lesquels il doit agir. C'est impossible s'il n'a pas conscience de ces enjeux et de ces processus. Décoder un autre mode de communication, décoder les signaux qui laissent transparaître un autre mode de pensée stratégique ou tactique, identifier les priorités des interlocuteurs, en lien avec les valeurs dominantes de la société dans laquelle ils vivent, travaillent et ont été éduqués, sont des urgences. Le monde change, les rapports de force de tous ordres également, et ils ne changent pas selon notre désir, notamment celui de l'occidentalisation du monde que naïvement nous postulions. La bonne nouvelle est que nous avons les moyens de faire face à ce colossal besoin de formation : nous avons les chercheurs et les connaissances, nous avons les savoir-faire éducatifs et les structures pour cela, nous avons des outils de diffusion libres et réactifs et... des cultures qui se prêtent à ce genre de prise de conscience et d'effort de formation.

L'intelligence culturelle, comme l'intelligence économique, sont des urgences pour nos économies et nos entreprises, notamment nos PME et les filiales de nos grands groupes. Il est urgent de recourir à de nouvelles stratégies asymétriques. Parmi celles-ci, celles qui consistent à se rendre capable de comprendre ce qui se passe, le contexte dans lequel on agit, bien au-delà des considérations exclusivement « business », et à rendre moins faciles à cerner nos intentions et nos stratégies sont parmi les plus urgentes à mettre en oeuvre.

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Commentaires 3
à écrit le 05/10/2013 à 16:56
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Cette intelligence culturelle relève de l'onglet "lobbying" composante de la stratégie d'intelligence économique d'un pays...comme l'indiquait l'auteur"l'entrepreneur, le cadre dirigeant ou le commercial doit devenir capable d'élaborer des stratégies...

à écrit le 16/11/2011 à 19:24
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Cher "berel", Il est difficile dans des formats aussi courts d'expliciter sa pensée. Il semble qu'il y ait méprise sur le sens du mot "culture". Ce dernier est utilisé dans deux registres qui, s'ils ont bien des connexions, doivent être clairement d...

à écrit le 02/09/2011 à 10:56
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Article tout a fait intéressant mais j'aimerais soulever une question (et la soumettre à l'auteur si c'était possible !): quid de l'intelligence économique dans une perspective "macro", pour stimuler le marché des produits culturels, et par extension...

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