Protectionnisme, de l'actualité de Jaurès

Par Alain Chatriot, chargé de recherche au CNRS.
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Alors que les débats sur le protectionnisme européen agitent la gauche française, il n'est pas inutile de porter un regard sur certaines prises de position qui ont divisé les socialistes à la fin du XIXe siècle. Le tarif Méline de 1892 est en effet une pièce majeure de la législation économique du XIXe siècle. Dans un contexte de dépression économique et de nouvelles concurrences internationales, ces mesures protectionnistes permettent de protéger à la fois les agriculteurs et les industriels français. Les conséquences sont cependant multiples : le coût de la vie est renchéri, en particulier pour les ouvriers des villes, et l'impact de ce protectionnisme sur le développement et la modernisation économique a fait l'objet de nombreux débats.

Chez Jaurès, la dénonciation des limites d'un protectionnisme oublieux des questions sociales est constante, tout comme la défense des ouvriers agricoles et l'attaque contre les spéculateurs. Ses premiers textes sur la question agricole datent du début de 1887. Il prend alors position dans le débat protectionniste à propos des prix du blé et du pain, posant assez nettement le problème : "La question est redoutable, car elle met aux prises, au moins en apparence, l'intérêt des villes et l'intérêt des campagnes : les ouvriers ne veulent pas payer leur pain plus cher, et les producteurs de blé, qui bien souvent sont eux aussi des travailleurs, levés avant le jour, veulent vivre." Jaurès adopte une position, qui sera constante dans les débats répétés sur les tarifs du blé : il demande un sacrifice aux ouvriers des villes pour préserver la démocratie rurale, mais à la condition que cet effort soit bien au profit des travailleurs agricoles. Ensuite, Jaurès revient souvent sur les limites du protectionnisme. Il entend en effet l'argument mais se méfie des conséquences sociales. Pour lui, débattre du protectionnisme est indissociable d'une réflexion sur la fiscalité, qui doit porter tout à la fois sur les taxes sur la consommation et sur la mise en place d'un impôt sur le revenu progressif.

Dans un célèbre débat de 1897, il le dit nettement : "Monsieur le président du Conseil, là est la contradiction essentielle de votre politique protectionniste. Pendant que, par des tarifs de douane, vous favorisez les producteurs, c'est-à-dire, dans une large mesure, les possédants, vous n'avez pas la force, vous n'avez pas le courage, vous n'avez peut-être pas la possibilité politique et sociale de demander aux classes possédantes, aux classes les plus riches, les sacrifices d'impôts qui seraient nécessaires, précisément pour accroître la consommation populaire dans la mesure où se développe la production nationale."

En juillet 1897, sur le principe du protectionnisme, il rappelle fermement la position des socialistes : "Les socialistes ne sont pas protectionnistes comme M. Méline, mais ils ne sont pas davantage libre-échangistes comme M. Léon Say ou comme M. Aynard. [...] Le socialisme, c'est-à-dire l'organisation sociale de la production et de l'échange, exclut, à la fois, et la protection, qui ne peut guère profiter aujourd'hui qu'à la minorité des grands possédants, et le libre-échange, qui est la forme internationale de l'anarchie économique."

Et, le 23 janvier 1903, il livre à nouveau sa vision de cette nouvelle vie économique internationale : "Le tissu de la vie économique est plus serré tous les jours, vous voyez bien qu'il est impossible de donner à aucune des législations que nous préparons un caractère exclusivement national. Hier, c'était la conférence des Sucres ; avant-hier, une première conférence internationale sur la limitation du travail pour les femmes et les enfants ; demain, ce sera un code de protection du travail, s'étendant dans tous les pays sur la totalité des travailleurs européens..." Cette vision de Jaurès n'est cependant pas irénique. Il sait que la concurrence des ouvriers des différents pays peut être un objet de conflits en puissance. S'il n'y a pas chez lui de raisonnement liant échanges internationaux et conflits militaires, il souligne les tensions possibles avec les ouvriers immigrés. Contre les arguments nationalistes qui se développent au début du XXe siècle, Jaurès en appelle à une protection accrue et revendique l'idée d'"assurer un salaire minimum pour les travailleurs, étrangers ou français, de façon à prévenir l'effet déprimant de la concurrence". Pierre Rosanvallon a rappelé récemment que cette résistance de certains socialistes, à ce qu'il nomme le "national-protectionnisme", n'avait alors rien d'évident. Au tournant des XIXe et XXe siècles, Jaurès participe pleinement au débat sur les droits de douane, mais refuse de s'y laisser enfermer. Il ne cesse en fait de souligner que le protectionnisme, s'il peut se concevoir, doit être utilisé en étant très attentif à ses conséquences sociales.

Le texte en intégralité : https://www.laviedesidees.fr/Jaures-le-protectionnisme-et-la.html

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