« Le Réseau », un techno-thriller pour comprendre le monde tel qu'il va (vite)

Neal Stephenson, l'un des plus brillants écrivains américains, auteur du mythique « Cryptonomicon » est de retour en France avec « Les Deux mondes ». Un thriller futuriste où s'affrontent hackers chinois, mafia russe, terroristes islamistes, agents secrets britanniques sur fond d'enjeux financiers et jeux en ligne. L'écriture brillante déroule l'action à 200 à l'heure avec ce regard distancié et ironique qui caractérise cet ancien programmeur de Seattle.
Robert Jules
Démonstration d'une version du jeu en ligne "World of Warcraft" qui a inspiré Neal Stephenson.

Après une absence de quelque cinq ans, l'écrivain américain de science-fiction Neal Stephenson, auteur de livres cultes comme « Snow Crash » («Le Samouraï virtuel » en français) et « Cryptonomicon ») est de retour en France. Un retour que l'on doit à une jeune maison d'édition, Sonatine, qui publie les plus de 1.000 pages de « Les Deux Mondes » (sorti aux Etats-Unis en 2011 sous le titre de « Reamde »), dont le premier tome (« Le Réseau ») est déjà paru, en attendant le deuxième (« La Frontière ») prévu à la fin de ce mois d'août.

Ancien programmeur, né dans une famille de scientifiques, Neal Stephenson (55 ans) est passionné d'informatique, de langages, de mathématiques et d'innovation technologique. Il pose sur le monde actuel un regard distancié, ironique mais humaniste qu'il transforme grâce à un travail de bénédictin de l'écriture en milliers de pages dans sa maison de Seattle. Parmi ses lecteurs assidus, on compte Jeff Bezos, le patron d'Amazon. Stephenson a d'ailleurs travaillé pour une société créée par ce dernier, Blue Origin, spécialisée dans les vols spatiaux privés.

Réflexions sur l'avenir

L'écrivain quitte de temps en temps la fiction pour livrer ses réflexions sur l'avenir, notamment celui des États-Unis. Il pense que la capacité des Américains à innover s'est considérablement réduite comme il l'explicite dans un document intitulé « Innovation starvation ». Ce débat agite nombre de spécialistes outre Atlantique, comme l'économiste Tyler Cowen, qui a publié un ouvrage très discuté « The Great Stagnation », où il minimise l'apport d'internet pour révolutionner l'avenir par rapport à ce que fut l'invention de l'électricité pour l'ensemble de la planète. Il en va en effet de la capacité de l'Amérique à rester le moteur d'une économie mondiale où l'innovation joue un rôle majeur.


Contrairement à la plupart de ses ouvrages précédents, « Le Réseau » se déroule dans notre monde actuel. Son personnage principal, Richard « Dodge » Forthrast a, comme tant d'autres, fui au Canada dans les années 1970 pour éviter d'être envoyé combattre au Vietnam. Pour gagner sa vie, il a organisé un juteux trafic de marijuana. Fortune faite et ayant du loisir, il devient addictif aux jeux vidéos. Son sevrage viendra par un nouveau désir de s'enrichir en montant une société, Corporation 9592, qui va investir dans la création de T'Rain, un jeu de rôles vidéo en ligne caractérisé par un univers médiéval - la « fantasy » étant prisée par les nerds, héritage de Tolkien - qui obtient un succès mondial qui le place comme concurrent de "World of Warcraft" .

Un prolétariat de geeks

En quoi consiste l'économie du jeu ? Sur fond de batailles permanentes, chaque joueur achète des personnages dont il peut enrichir les personnalités grâce à une vaste palette de fonctions, évidemment payante. Mais T'Rain permet aussi aux joueurs moins fortunés, disposant de temps, de gagner et accumuler des monnaies et des biens virtuels échangeables contre des devises réelles, en particulier des dollars. Cette pratique est d'ailleurs une réalité, c'est celle du « farming », où un prolétariat de geeks - des prisons chinoises y ont recours pour « rentabiliser » leurs condamnés - répète à une rythme effréné les mêmes actions durant des heures - par exemple éliminer les mêmes groupes de monstres ou de personnages - pour engranger des points. Le jeu de ludique devient aliénant.

Tout irait dans le meilleur des mondes pour Richard Forthrast dont le seul souci est de faire évoluer T'Rain pour s'adapter aux nouveaux désirs des joueurs et satisfaire ses actionnaires, si Peter, le petit ami de Zula - la nièce adoptive d'origine érythréenne de Richard Forthrast qui travaille pour T'Rain -, ne se retrouvait avoir la mafia russe sur son dos. Ayant besoin d'argent, ce hacker a piraté des milliers de références de cartes de crédit pour le compte de cette dernière, mais l'intermédiaire à qui il avait remis le précieux CD, détruit après copie, a vu son ordinateur infecté par un virus informatique du nom de « Reamde » dont la particularité est de prendre en otage les fichiers en les cryptant. Les jeunes hackers chinois qui ont conçu « Reamde » dans la ville côtière de Xiamen, exigent une rançon de... 75 dollars pour restituer le dossier, dont ils ignorent la teneur.

Un hacker hongrois

L'originalité est que la transaction doit se faire par le biais de T'Rain, ce qui donne lieu à une débauche de batailles qui mettent en scène des acteurs aux stratégies et intérêts différents. La guerre virtuelle échouant, l'envoyé de la mafia russe revient à la réalité en embarquant dans un jet privé à destination de Xiamen Peter, Zula, Sokolov, un ancien soldate d'élite de l'Afghanistan comme agent de sécurité ainsi que Csobgor, un hacker hongrois, pour mettre la main sur les jeunes geeks chinois.

Ce techno-thriller va s'emballer à cause d'un grain de sable - Stephenson adore les imprévus - qu'introduit Zula en inversant le numéro de l'appartement de l'immeuble squatté par les jeunes hackers chinois à qui elle veut éviter une mort certaine. Résultat, Sokolov et ses hommes débarquent par surprise dans l'appartement d'un nid de terroristes islamistes radicaux, dirigé par Abdallah Jones, un gallois d'origine africaine, traqué par une agent membre du M16, le service de contre espionnage de Sa Majesté, qui le soupçonne de vouloir perpétrer un attentat à l'occasion d'une réunion internationale qui se tient à Xiamen.

Digne d'un épisode de la série « 24 heures chrono »

On n'en dira pas plus pour laisser le plaisir au lecteur de suivre l'action trépidante, digne d'un épisode de la série « 24 heures chrono », de cette insolite équipe dans la Chine capitalo-bureaucratique d'aujourd'hui, d'autant que Stephenson ne manque pas d'humour pour mener à bien son histoire.

Si « Le Réseau » est de facture plus classique que ses précédents ouvrages, on y retrouve quand même tous les ingrédients qui ont fait la marque de fabrique de Neal Stephenson : virtuosité de l'écriture, capacité à mener plusieurs intrigues en parallèle, richesse et complexité des personnages, jeu permanent entre les frontières du monde virtuel et du monde réel, reconfiguration des frontières d'un monde en fonction des intérêts des différents centres de pouvoir : financier, bureaucratique, technologique, militaire, mafieux, terroriste... A l'heure des wikileaks, de l'extension des réseaux de la nébuleuse Al Qaida, du contrôle des populations via la banalisation de l'espionnage mondialisé (NSA) grâce aux satellites, aux réseaux sociaux et au « big data », de l'élimination ciblée des « terroristes » par les drones, du piratage institué où l'argent « sale » se mêle désormais aux flux virtuels de la finance, Stephenson apporte du sens à ce pandémonium, ce qui ne l'empêche pas montrer de l'humanité dans ses personnages, comme si, malgré le progrès technologique, les valeurs humaines résistaient à tout décodage, à toute innovation.

La bible de la Silicon Valley

« Le Réseau » s'inscrit bien dans le sillage du « Samouraï virtuel » (« Snow Crash » 1992, traduit en 1996), qui fut la bible des geeks de la Silicon Valley dans les années 1990 car il prophétisait, comme les ouvrages de Jules Verne, nombre d'innovations technologiques - par exemple les « gargoyles », des « google glass » avant l'heure. S'inscrivant dans la vogue du « Cyberpunk », Neal Stephenson y contait les aventures de Hiro, un livreur de pizzas, doublé d'un programmeur réputé et d'un maître du sabre dans le « Métavers », espace virtuel, qui préfigurait le monde « Second life » - son créateur Philip Rosedale a d'ailleurs reconnu sa dette à « Snow Crash » - dans un monde futur où les Etats n'existent plus au profit de territoires contrôlés par des entités privée qui font assurer leur sécurité par les services de la mafia. Le récit comptait la difficile traque menée par Hiro de trafiquants fourguant une puissante et nouvelle drogue, le « Snow Crash », qui fait des ravages tant l'univers virtuel que dans le réel.

A l'évidence, « Le Réseau » n'égale pas les quelque 1.200 pages de « Cryptonomicon », qui nous faisait pénétrer les arcanes de de la cryptographie, et son rôle essentiel dans la victoire des Alliés sur le régime nazi, à travers plusieurs personnages dont Alan Turing, génie des mathématiques. L'enchâssement de plusieurs récits dont l'un d'enrichissement via le projet pharaonique d'une société de Hong Kong consistant à installer des câbles de fibre optique au fond de l'océan pour véhiculer les informations sensibles de futures abonnés donne aux récits de Neal Stephenson une dimension baroque originale. Il est d'ailleurs l'auteur d'un monumental « The Baroque Cycle » en 8 volumes dont la traduction a visiblement effrayé les éditeurs français.


En attendant, l'efficacité jubilatoire du premier tome du « Réseau » devrait aller crescendo dans le deuxième, « La Frontière », dont la parution est prévue le 27 août.

 
Neal Stephenson « Les Deux Mondes » Tome 1. Le Réseau. (Éditions Sonatine, 675 pages, 23 euros), Tome 2. La Frontière. (22 euros)

Robert Jules

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Commentaires 2
à écrit le 11/08/2014 à 11:55
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En informatique, le terme exact pour un tel métier est "programmeur", et pas "programmateur".

le 11/08/2014 à 22:39
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Oups, merci, c'est corrigé.

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