Votre attention, s'il vous plaît !

Les outils numériques nous sollicitent partout, tout le temps. La question de la perte d'attention serait-elle la nouvelle maladie du siècle ? Par Philippe Boyer, directeur de l'innovation, Foncière des Régions.
Philippe Boyer
Philippe Boyer, directeur de l'innovation, Foncière des Régions.

Il faut lire Matthiew Crawford. Après s'être fait remarquer en publiant l'énigmatique Eloge du carburateur, livre dans lequel il faisait l'éloge du travail manuel, l'auteur américain, philosophe et mécanicien à la fois, récidivait quelque temps après avec la parution de Contact - Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver[1]. Dans ce dernier ouvrage, la thématique y était tout autre ; en l'occurrence celle de l'abondance informationnelle sous l'effet du numérique, et sa conséquence directe sur nos cerveaux (en moyenne, les 18-24 ans consultent leur smartphone 82 fois par jour). Pour l'auteur, nous vivons une « crise de l'attention » qui se manifeste par un besoin de stimulation toujours croissant. S'interrogeant sur les raisons de cette fragmentation de notre vie mentale qui nous mettrait ainsi à la merci des exploiteurs de "temps de cerveau disponible", Matthiew Crawford analyse l'impression que nous pouvons tous ressentir de ne plus être tout à fait maître de notre attention. Celle-ci devenant une ressource précieuse et limitée et, de ce fait, difficile à préserver et à défendre face à ceux qui veulent la capter pour mieux la monétiser (on se rappelle les propos de Patrick Le Lay expliquant que son métier consistait à "vendre du temps de cerveau disponible" aux annonceurs.[2]) Des exemples pour s'en convaincre ?

Bien sûr, toutes les formes de publicités destinées à attirer notre attention sur l'ensemble des écrans présents dans nos vies[3] mais aussi la sophistication technologique d'objets de notre quotidien. C'est le cas avec nos voitures équipées de capteurs et d'écrans en tous genres. Ces derniers nous isolent de la route elle-même et attirent notre attention sur d'autres types d'informations plus ou moins importantes selon le moment. Assis au volant - et dans l'attente de l'avènement de la voiture autonome qui nous rendra peut-être notre attention - la route devient ainsi un simple élément de décor et la conduite une expérience abstraite ponctuée de multiples données : emails, conditions de trafic, itinéraires, météo... qui s'affichent en temps réel sur le tableau de bord. Faut-il en déduire que, pour capter pleinement notre attention et nous ancrer dans la réalité, celle d'une relation directe avec la route, il faudrait en revenir à des voitures dépouillées de toutes technologies ? Evidemment non, mais cela n'empêche pas le fait de constater que nous vivons dans un monde de surabondance informationnelle qui capte l'essentiel de notre attention[4].

Multi-tasking

De nombreuses études se sont concentrées sur cette crise de l'attention. Toutes ou presque partent du constat que cette "infobésité" rend notre cerveau inapte à faire le tri [5]. Outre qu'il devient impossible de synthétiser ce flot ininterrompu de données, l'autre effet pervers est qu'il est de plus en plus difficile de maîtriser le temps consacré à nos activités en ligne. Tout nous incite à nous connecter, partout, tout le temps du fait de la présence des réseaux wifi, 3G, 4G... mais également de la simplicité des usages de ces outils numériques pensés pour faciliter la fameuse expérience client. Aux Etats-Unis, des designers spécialisés travaillent sur ce qu'on appelle le "design de l'attention", à l'instar du "Persuasive Tech Lab" de l'Université de Standford[6] qui enseigne l'art et la manière de concevoir des produits numériques capables de capter l'attention de leurs utilisateurs.

Une autre caractéristique de notre attention est qu'elle est limitée tant en termes de temps que de capacité de traitement. C'est en partant de ce constat que le psychologue et économiste Herbert Simon, prix Nobel d'économie en 1978 (bien avant le début de l'internet grand public) met en lumière la rationalité limitée des individus. Puisque notre « appareil de perception n'admet pas plus de 1.000 bits par seconde, et probablement moins, et alors que chaque organisme humain vit dans un environnement qui produit des millions de bits de nouvelles informations chaque seconde.... il en découle que la raison ne peut être que limitée et ne fonctionne qu'avec des informations incomplètes[7] ». Dit autrement, dans les pays industrialisés, le problème n'est plus l'accès à l'information mais le temps d'attention disponible pour la traiter. Si ces travaux se sont par la suite enrichis de l'apport des neurosciences, de la psychologie ou de la philosophie... des études plus récentes estiment que l'usage régulier d'Internet nous fait perdre notre capacité de concentration au profit d'une attitude de zapping généralisé[8]. Cet état, aussi appelé « multi-tasking », illustre le fait que, sous l'effet des multiples sollicitations - numériques principalement -, la focalisation de notre attention varie et qu'il nous faut faire plusieurs choses à la fois : liker, donner notre avis, répondre à un message, partager notre point de vue sur les réseaux sociaux.... bref, disperser notre attention en un fragment de multiples actions faites simultanément.

Notre attention, un bien précieux convoité

Sans jouer les Cassandre de ce nouveau monde numérique, il est urgent de reprendre le contrôle de notre attention pour s'extraire de ce régime de distraction permanente. Tout semble indiquer qu'un tel objectif soit difficile à atteindre, voire utopique tant nous nous sommes habitués à ce monde de sollicitations numériques permanentes. Pourtant, des pistes de progrès existent et méritent d'être envisagées :

  • Au plan technologique et légal, des voix se font entendre pour créer une nouvelle forme d'éthique du numérique. Celle-ci passerait par l'apparition d'outils technologiques ayant des interfaces programmables pour ne plus recevoir ce flot ininterrompu de notifications. Autre proposition - celle-ci plus réelle car bientôt réalité -, celle de la prochaine entrée en vigueur du règlement européen sur les données personnelles, en mai 2018 [9]. Cette réglementation obligera les entreprises à intégrer la protection des données dans le code informatique des outils numériques. Cette règle dite du "privacy by design" permettra ainsi au marché à s'adapter et aux personnes de réaliser l'importance de cette emprise du numérique sur leurs vies, en ce compris la captation des données. Souhaitons que cette initiative puisse constituer la première pierre d'une vision éthique du numérique.
  • Au plan individuel, il n'y a pas de miracle. Seule une maîtrise de soi permet de « reprendre en main le contrôle de notre attention, en particulier ce vers quoi on l'oriente... Cela passe par une réappropriation - voire un détachement - du numérique pour contrer ces logiques, en en faisant un espace plus sain à l'abri des logiques marchandes.[10] ». Pour cela, point de réglementation particulière à édicter sauf à adopter des gestes évidents, pour autant si difficiles à réaliser, tels qu'éteindre son écran ou bien, pour les plus accros, suivre une cure de « digital detox ». Si cela ne suffisait pas, il serait toujours temps de se tourner vers ceux, toujours plus nombreux, qui réfléchissent au « temps bien employé » à l'instar de l'américain Tristan Harris et son mouvement « Time well spent[11] ».

Et puis, si ces idées s'avéraient trop iconoclastes, il existe toujours des recettes connues qui, depuis des siècles, semblent avoir démontré leur intérêt pour capter et retenir l'attention des hommes tout en faisant fructifier leur créativité. Que cela s'appelle l'ennui ou la rêverie, Rousseau ne s'y est pas trompé quand, dans sa 5e promenade des Rêveries du promeneur solitaire, il écrivait : « Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. »

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Retrouvez cet article en ligne sur Latribune.fr et Forbes.fr
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[1] https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Contact-9782707186621.html

[2] https://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20040710.OBS2633/le-lay-nous-vendons-du-temps-de-cerveau.html

[3] https://abonnes.lemonde.fr/actualite-medias/article/2016/11/22/l-allergie-a-la-pub-sur-internet-s-affirme_5035829_3236.html?xtmc=adblockers&xtcr=1

[4] https://www.franceculture.fr/emissions/le-numerique-et-nous/qui-est-responsable-du-temps-passe-sur-nos-smartphones

[5] https://rslnmag.fr/innovation/cerveau-flux-numeriques-attention-jean-philippe-lachaux/

[6] https://captology.stanford.edu/

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Herbert_Simon

[8] https://www.internetactu.net/2009/01/23/nicolas-carr-est-ce-que-google-nous-rend-idiot/

[9] https://www.haas-avocats.com/nos-competences/avocat-rgpd-reglement-europeen-sur-la-protection-des-donnees-ce-qui-va-changer-pour-les-entreprises-publiques-et-privees/

[10] https://digital-society-forum.orange.com/fr/les-forums/552-numerique_notre_attention_en_question

[11] https://www.timewellspent.io/

Philippe Boyer

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Commentaire 1
à écrit le 15/06/2017 à 9:07
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"Notre attention, un bien précieux convoité" "Je suis là pour vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola" Je ne me souviens plus du nom du patron de TF1 d'il y a dix ans qui avait prononcé cette phrase d'une rare honnêteté. Notre c...

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