Réforme du droit du travail  : encore raté  !

Sûrement impressionnés par le volume des textes et le nombre de dispositions qu'ils contiennent, beaucoup de commentateurs et d'experts en questions sociales ont loué les ordonnances présentées par le gouvernement le 31 août. La France tiendrait enfin la réforme d'ampleur attendue depuis tant d'années. Un peu ses « lois Hartz » à elle, à qui on a tant reproché de ne pas parvenir à suivre l'exemple du voisin allemand. Pas si sûr...

Si l'on met de côté la fascination pour la sophistication des édifices juridiques à laquelle cèdent tant de spécialistes des sujets sociaux, le constat est tout autre. Ces ordonnances, qui proposent certes de réelles améliorations ponctuelles, n'en restent pas moins marquées par un conservatisme bien français. Sur le fond, la logique ne change pas : la relation de travail serait par nature inégale, le salarié doit être protégé, la branche reste reine et la négociation collective serait l'apogée de la vie économique...

Lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait pourtant évoqué l'importance de la décentralisation du dialogue social au niveau des entreprises. Et le gouvernement a souhaité insister sur l'élan qu'il voulait donner en la matière, principalement dans les TPE-PME. Mais s'il a facilité les modalités de négociation dans ces dernières (en tout cas pour les moins de 20 salariés, et dans une moindre mesure pour celles de 20 à 50 salariés), il n'a nullement ouvert leur champ. Pourquoi, dès lors, négocier davantage dans ces entreprises si pour l'essentiel la loi ou l'accord de branche ont fixé des dispositions impératives, ou bien si l'accord doit être nécessairement plus favorable aux salariés ? Peu de chefs d'entreprise y trouveront motif à concevoir des accords d'entreprise dont ils n'ont par ailleurs pas la pratique aujourd'hui, comme le démontrent les chiffres sur les accords signés dans les entreprises de moins de 50 salariés.

En effet, à la grande satisfaction de FO notamment (mais aussi de la CPME, pour les mêmes raisons peu avouables), la branche sort quasiment renforcée de ces projets d'ordonnances. Les domaines dans lesquels les accords d'entreprise ne pouvaient déroger aux accords de branche sont préservés, et d'autres sont ajoutés, comme la mutualisation des fonds de financement du paritarisme (on retrouve là l'un des motifs de satisfaction de FO ou de la CPME...) et, venu du champ législatif, le domaine des contrats atypiques. De ce point de vue, la « loi Travail » ou « loi El Khomri » de 2016 avait été plus audacieuse. Elle avait ouvert, en matière de temps de travail, de temps de repos et de leur organisation un champ nouveau de liberté pour l'accord d'entreprise, sans les entraves potentielles des accords de branche. C'est bien ce qui avait suscité une réaction féroce de certains, qui, faiblement représentés dans beaucoup d'entreprises, comptent sur leur représentativité de branche (peu exigeante) pour pouvoir continuer à faire la pluie et le beau temps. D'autant que même si les organisations de la branche sont peu représentatives, leurs accords sont presque toujours « étendus » par la puissance publique, c'est-à-dire imposés à toutes les entreprises et à tous les salariés du secteur. Y compris quand la majorité d'entre eux n'adhèrent à aucune des organisations signataires, et à aucune organisation tout court !

Ce mécanisme d'extension est certes légèrement amendé dans les projets d'ordonnances, avec notamment l'exigence de dispositions spécifiques aux petites entreprises. C'est d'une certaine façon la reconnaissance de ce que les accords de branche, bien trop prescriptifs et souvent rédigés par des experts issus de grandes entreprises, représentent des contraintes souvent dommageables aux plus petites entreprises. Mais comme rien n'est dit sur la portée de ces mesures à leur endroit, dont il sera même possible de s'exonérer sur simple justification, la tradition corporatiste française, qui a en horreur le « dumping social » dont pourraient faire preuve certaines entreprises, a encore de beaux jours devant elle. D'autant que l'administration a la même passion pour les jardins à la française où rien ne dépasse de l'ordre établi : elle sera donc certainement peu difficile à convaincre de la nécessité d'étendre les futurs accords et conventions de branche.

En verrouillant notamment les domaines clés de la formation professionnelle et de la prévoyance collective dans le monopole des branches, le gouvernement aura ainsi acheté la paix avec certaines organisations, qui trouvent dans ces deux domaines des sources indirectes majeures de leur financement et de leur pouvoir.

Dès lors, les évolutions des modalités de négociation dans l'entreprise, clé de voûte de ces ordonnances en matière de négociation collective, apparaissent vaines. Dans plus de deux tiers (67,4% selon la Dares en 2014) des entreprises concernées, celles de moins de 50 salariés, il n'y a aucun délégué syndical, ni élu du personnel. Ce qui signifie déjà que toutes celles-là ne seront pas éligibles au nouveau mécanisme prévu pour les entreprises de 20 à 50 salariés, qui élargit le champ de la négociation avec un élu du personnel en l'absence de mandatement. Seule cette dernière voie, très peu usitée en pratique, sera donc ouverte.

Pour les entreprises de moins de 20 salariés, un chef d'entreprise où il n'y a pas d'élu aura désormais la possibilité de consulter son personnel sur un projet d'accord. Mais en supposant qu'il ait trouvé un domaine d'intérêt pour cela, et qu'il s'agisse bien d'un texte compatible le cas échéant avec les dispositions de la branche dont il relève, il lui faudra obtenir une majorité renforcée des deux tiers lors de la consultation des salariés... Vu les effectifs concernés, autant modifier individuellement les contrats des salariés.

D'une manière générale, l'erreur fondamentale des rédacteurs des ordonnances consiste à penser que les employeurs auraient des envies pressantes de négocier des accords collectifs. Alors que la plupart s'en fichent totalement dans le contexte actuel : en 2014, seules 14,9% des entreprises d'au moins 10 salariés avaient négocié au moins une fois dans l'année, un chiffre tombant à 6,8% pour les entreprises de 10 à 49 salariés ! Aussi bien le carcan du code du travail et des conventions collectives que, souvent, l'absence d'interlocuteur incitant à une négociation positive pour l'entreprise annihilent toutes les volontés. Ainsi, en matière de salaire, malgré l'obligation de négociation annuelle, beaucoup d'entreprises se sentent déjà largement contraintes par les minima hiérarchiques de branche auxquels elles ne peuvent déroger, et n'ont strictement rien envie de négocier de collectif en plus. D'autant que depuis des années, elles cherchent au contraire le plus souvent à individualiser les augmentations salariales. Ce n'est donc pas en rendant la négociation moins complexe que les petites entreprises vont s'y jeter à corps perdu, dès lors qu'elles n'y verront pas leur intérêt : il aurait fallu pour cela déréguler des pans entiers du Code du travail et rendre pleinement supplétives les dispositions négociées au niveau des branches.

On peut douter de la même façon de l'efficacité du plafonnement du barème des dommages et intérêts prud'homaux. Là aussi, la logique fondamentale est inchangée : il faut toujours motiver le licenciement en France, et le juge a le pouvoir de considérer que celui-ci ne relève pas d'une « cause réelle et sérieuse ». C'est là le cœur du problème et du risque ressenti par le chef d'entreprise, que les ordonnances ne remettent pas du tout en cause (il aurait fallu pour cela dénoncer la convention 158 de l'OIT, que peu de pays, dont la France, ont eu la mauvaise idée de ratifier...).

Tout chef d'entreprise sait donc que s'il se sépare pour raison personnelle ou économique d'un salarié, il n'est pas quitte pour autant, malgré les indemnités de licenciement versées (au demeurant, bien plus élevées dans la plupart des conventions collectives que le niveau légal). Car le salarié pourra contester la réalité et le sérieux de la cause du licenciement devant les prud'hommes, le début de cette procédure étant donc synonyme de frais de justice, parfois sur une très longue durée, surtout en cas d'appel. Le fait d'encadrer, en s'inspirant de la jurisprudence, les montants des dommages et intérêts que pourrait prononcer la justice, risque également d'avoir au moins deux effets pervers. D'une part, pousser les prud'hommes à se rapprocher systématiquement des plafonds, dont les niveaux sont en fait très élevés, surtout pour les TPE qui étaient généralement condamnées moins sévèrement. Ce qui conduirait donc à davantage pénaliser les entreprises qu'aujourd'hui ! D'autre part, les plaignants auront évidemment tendance, dès que c'est possible, à vouloir sortir des limites du barème en invoquant les situations qu'il ne couvre pas, et notamment le harcèlement, les discriminations ou la nouvelle mention d'une « violation d'une liberté fondamentale » introduite par ces ordonnances. Une belle activité jurisprudentielle en perspective, source de nouveaux risques pour les employeurs.

Dernière grande mesure mise en avant par ces ordonnances, la création d'un nouveau conseil social et économique à la place de trois instances existantes - CE, délégué du personnel, CHSCT. On est cette fois dans un sujet d'entreprises de plus de 50 salariés. Mais dès lors que cette fusion ne remet pas en cause les prérogatives des instances précédentes et probablement pas davantage leurs moyens, aussi bien financiers qu'en temps cumulé de délégation des élus - en attendant les textes réglementaires concernés -, il est difficile de voir ce qu'y gagnent les entreprises. Là encore, les vrais sujets de blocage du modèle français - le monopole syndical de présentation au premier tour, le budget considérable des CE, le monopole des délégués syndicaux pour la négociation ou à défaut l'exigence de mandatement... - ne sont pas traités.

Si d'autres dispositions de ces ordonnances présentent un intérêt de simplification ou de sécurisation - prévalence du fond sur la forme pour la notification du licenciement, formulaire ad hoc, « rupture conventionnelle collective », périmètre national d'appréciation des difficultés économiques... -, il s'agit d'ajustements techniques ou de second ordre.

Il n'est en fait guère surprenant que ces ordonnances ne portent pas de changement de paradigmes et ne réforment donc pas en profondeur notre droit du travail : les principaux responsables de la rédaction de ces ordonnances sont en fait, comme la quasi-totalité des experts des questions sociales du pays, des conservateurs dans l'âme. Excellents experts du droit existant, ils apprécient ses complexités et ses raffinements, peuvent disserter de longues heures sur des changements marginaux et considèrent toute simplification massive ou tout changement conceptuel comme une hérésie ne pouvant relever de leur monde. Avocats spécialisés, journalistes sociaux, cabinets de conseil en RH, DRH, cadres d'organisations professionnelles ou syndicales, et naturellement hauts fonctionnaires connaisseurs de ces sujets partagent ce goût de la sophistication et de la conservation, par ailleurs essentielle au chiffre d'affaires ou à la raison d'être de beaucoup d'entre eux... De ces cercles qui sont en charge de ces modifications comme de leurs camarades qui les commentent, il ne faut donc pas attendre autre chose que le changement millimétrique dans la continuité. Tout cela restant ainsi à des années-lumière des attentes des chefs d'entreprises comme de la plupart des salariés, dont la finalité n'est pas du tout de produire de la norme sociale, mais de disposer d'un corpus simple et efficace entravant le moins possible la marche de leur activité.

Au final, on peut d'ores et déjà faire deux paris sur les suites de ces ordonnances. Comme à chaque « réforme » précédente, il y aura à nouveau bien des lamentations d'ici quelques années sur le peu d'accords conclus dans les entreprises, et d'autres technocrates et experts s'emploieront probablement à créer un nouveau mécanisme qui sera aussi vain que les précédents. Et sauf s'il devait y avoir une réforme drastique de l'indemnisation du chômage, du type de la révolution décidée dans l'Allemagne des années 2000 à ce sujet, alors le taux de chômage ne sera pas changé d'un iota par ces ordonnances. Bien sûr, celui-ci pourra retrouver son étiage des meilleures années, entre 7 et 8% (Muriel Pénicaud a d'ailleurs avancé prudemment ce niveau), mais ce sera alors le seul fait de la conjoncture, par exemple en 2007. La France ne deviendra pas un pays à 4 ou 5% de chômage avec des évolutions aussi modestes du cadre juridique de son marché du travail. Encore une occasion manquée.

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Commentaires 9
à écrit le 06/09/2017 à 5:14
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je suppose donc que , à la lecture de ce texte , mes mots d'ordre de manifestations vont etre annulés ...; par contre , notre brillant auteur aurait beaucoup à gagner en credibilité s'il allait ...y faire un stage , en entreprise !

à écrit le 05/09/2017 à 22:02
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tant pis pour les chômeurs .

à écrit le 05/09/2017 à 21:35
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Je suis professeur de droit du travail et je suis particulièrement surpris par vos propos. Vous dites que les ordonnances reviennent sur la loi travail notamment en matière de temps de travail ... je ne vois pas d'où vous tirez cela. Les ordonnances ...

à écrit le 05/09/2017 à 13:44
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Bon résumé : dumping social ou pas ?

à écrit le 05/09/2017 à 12:09
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Excellent article que je résumerais par: "pour l'oligarchie, il faut que rien ne change"

à écrit le 05/09/2017 à 11:17
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Faire tous la même chose en même temps n'apporte que déflation et récession, on ne peut que le constater dans la zone euro et, c'est là que veut nous amener cette zone administrative qu'est l'UE de Bruxelles!

à écrit le 05/09/2017 à 10:41
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Ca m a ouvert l esprit . Et vous.

à écrit le 05/09/2017 à 10:08
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On peut rappeler que Jean-Charles Simon est un ancien directeur délégué du Medef.

à écrit le 05/09/2017 à 9:41
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La solution consiste à appliquer la note n°6 du conseil d'analyse économique. Qu'est ce qu'on attend pour le faire? Qui peut me répondre? Pourquoi les Allemands appliquent cette note et pas nous?

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