Défense : la boussole stratégique de l’UE a-t-elle d’ores et déjà perdu le nord ?

La « boussole stratégique » est-elle ambitieuse ? "Rien n'est moins sûr (...). Car rien ne remplace la volonté de faire. Or elle est aujourd'hui absente. Dès lors, à quoi bon communiquer sur un échec annoncé ?", selon le groupe de réflexions Mars.
Cette « boussole » est-elle morale, après que l'Occident en général et l'Europe en particulier semble avoir « perdu le Nord » à force de lâcheté après les désastres stratégiques en Syrie et en Crimée ? Mais on est lâche quand on se sent faible, quand on manque de moyens, de capacités ; renforçons-nous, et le courage reviendra ! (Le groupe de réflexions Mars)
Cette « boussole » est-elle morale, après que l'Occident en général et l'Europe en particulier semble avoir « perdu le Nord » à force de lâcheté après les désastres stratégiques en Syrie et en Crimée ? Mais on est lâche quand on se sent faible, quand on manque de moyens, de capacités ; renforçons-nous, et le courage reviendra ! (Le groupe de réflexions Mars) (Crédits : Reuters)

La France prendra dans neuf mois la présidence du Conseil de l'Union européenne, pour la première fois depuis 2008. Dans une Europe à 28, son tour revient tous les 14 ans, c'est arithmétique ! Depuis l'été 2008, le monde a changé : la Russie a renforcé considérablement ses moyens militaires d'après les leçons apprises du conflit russo-géorgien ; la Chine de Xi n'est plus le panda sympathique des JO de Pékin ; la France s'est retirée d'Afghanistan pour s'engager durablement au Sahel ; la Turquie est devenue un allié pour le moins incertain ; l'échec des printemps arabes a favorisé le djihadisme et exacerbé l'affrontement entre sunnisme et chiisme ; l'espace extra-atmosphérique et cybernétique sont devenus de nouveaux lieux de confrontation ; la menace NRBC est devenue une réalité tangible, etc., etc. Tout cela a contribué à ce que l'Europe prenne conscience de ses vulnérabilités.

Au-delà de la liste des menaces, les États membres de l'UE sont-ils capables de s'entendre sur un « dénominateur commun des intérêts partagés ». ? Telle est l'une des ambitions de la présidence française de l'Union européenne (PFUE) du premier semestre 2022, dont la capacité d'action risque cependant d'être bridée par les élections présidentielle et législative du printemps. La ministre des Armées a annoncé aux députés de la commission de la défense que l'une des priorités de la PFUE serait de « faire franchir à l'Europe de la défense une nouvelle étape, tout en valorisant l'acquis de la période précédente ». Au-delà des bons mots, en quoi peut consister cette « nouvelle ambition » ?

Une boussole stratégique en retrait

En matière de défense, la Commission Junker a légué à l'UE une nouvelle dynamique et un certain nombre de dispositifs qu'il reste à la Commission von der Leyen et au Conseil (représentant les États) à mettre en œuvre : facilité européenne pour la paix (FEP), fonds européen de la défense (FEDef), coopération structurée permanente (CSP)... Afin de mettre de l'ordre dans cette « boîte à outils », la « boussole stratégique », initiative lancée en 2020 sous la présidence allemande et prévue de déboucher sous la PFUE, devra introduire de la cohérence dans ces initiatives dispersées. Il s'agira d'abord, d'après Florence Parly, d'une « analyse des menaces et des vulnérabilités de l'UE, que nous menons pour que l'Union européenne soit capable d'agir, à l'horizon 2030, dans quatre domaines clé : la gestion de crise ; la résilience ; le capacitaire et les partenariats ».

L'observateur averti notera que la prétendue « ambition nouvelle » n'a rien de bien nouveau. Cela paraît même très en-dessous des tâches de Petersberg, définies en 1992, et même de la notion de « forces militaires crédibles » pour l'UE lancée en 1998 au sommet franco-britannique de Saint-Malo, véritable matrice de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). En 1999, le Conseil européen d'Helsinki retenait comme « headline goal » la capacité de déployer 60.000 hommes en 60 jours pour une durée d'un an. La même année, au sommet anniversaire de l'OTAN à Washington étaient adoptés les accords dits « Berlin plus » permettant, lorsque l'Alliance n'est pas engagée, la mise à disposition de l'UE de moyens et capacités de l'OTAN.

La « boussole stratégique » aura-t-elle ce niveau d'ambition ? Rien n'est moins sûr et la définition des menaces, voire d'intérêt communs, n'y changera rien. Car rien ne remplace la volonté de faire. Or elle est aujourd'hui absente. Dès lors, à quoi bon communiquer sur un échec annoncé ?

Défense : Paris perd les arbitrages

Les initiatives de la Commission Junker ont difficilement survécu depuis l'arrivée de la Commission Von Der Leyen en 2019. Le projet de « mobilité militaire », emblématique de la coopération avec l'OTAN, est laminé. Le budget pluriannuel alloué au FEDef a fait les frais des arbitrages finaux pour la période 2021-2027, avec une enveloppe budgétaire chutant de 13 à 8 milliards d'euros courants sur la période (soit un milliard par an). La défense est absente du plan de relance de 750 milliards d'euros. La CSP est finalement ouverte aux « pays tiers » (comprendre, les Etats-Unis), de même, vraisemblablement, que le FEDef, ce qui permettra au contribuable européen de financer la recherche américaine. Sur tous ces dossiers, Paris a perdu les négociations faute de soutien de Berlin et donc d'avoir su intégrer les rapports de force permettant la recherche d'un intérêt commun.

Le « couple franco-allemand » n'existe en effet que du point de vue de Paris. Pour Berlin, Paris est un partenaire parmi d'autres en matière de défense. Il est donc chimérique, voire insensé, de surinvestir dans une relation sans réciprocité. Pire, c'est contre-productif vis-à-vis des autres partenaires européens, qui craignent d'être marginalisés par un « axe » Paris-Berlin hégémonique.

Quelle utilité de la PESCO ?

« Tout sauf les Français », tel semble être le leitmotiv des Européens, qui refusent le leadership de la France en matière de défense. De ce point de vue, les initiatives du quinquennat Macron auront au moins servi à perdre l'illusion que la France puisse être considérée comme une alternative à la protection américaine. Personne en Europe ne veut se placer sous la protection des Français et admettre que les Américains puissent un jour les abandonner. Telle est la vision des Européens convaincus par ailleurs de la nécessité d'acquérir « un certain degré d'autonomie stratégique », selon Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne et Haut représentant pour la PESD.

Voulue par Berlin comme un cadre inclusif, au contraire de Paris qui voulait (conformément aux traités) instituer une sorte « d'avant-garde » des principales puissances militaires européennes, la PESCO n'a pas encore démontré son utilité, trois ans après son lancement officiel. Faute de mécanisme d'arbitrage et de sanction, les engagements ne sont pas tenus (notamment la préférence européenne en matière d'équipement de défense) ; la plupart des 46 projets n'ont aucun intérêt et seront vraisemblablement abandonnés.

Boussole stratégique : espoirs déçus ?

En conséquence, dès lors qu'un programme d'armement est structurant, il ne doit surtout pas être confié à la CSP. L'armée de Terre française est en train d'en faire l'amère expérience à propos de la revalorisation de l'hélicoptère de combat Tigre. Le projet de drone Euromale RPAS fera-t-il exception ?

Les exemples de l'EATC (european air transport command) et de l'OCCAr (organisme conjoint de coopération pour les acquisitions d'armement) montrent pourtant que la coopération européenne en matière de défense fonctionne très bien sous certaines conditions sine qua non : un statut ad hoc, un nombre limité d'États participants (proches géographiquement et culturellement) ; chaque État garde le contrôle en termes de souveraineté (caveat) ; ce qui est partagé n'est pas le plus sensible en termes stratégiques.

Il est donc probable que les espoirs placés dans la « boussole stratégique » soient déçus. D'ores et déjà, il est possible de deviner qu'on en restera aux objectifs de la gestion de crise, du soutien aux partenaires, de la résilience (notamment en cyberdéfense) et du développement capacitaire (via la CSP). Mais en termes d'ambition militaire, en vue par exemple de la concrétisation d'un « pilier européen » de l'OTAN, il n'y aura rien de nouveau.

Lâcheté de l'Union européenne

Pire, la défense de l'Europe risque d'être en retard d'une guerre. Passons d'abord sur cette curieuse dénomination de « boussole », alors que l'Europe peut être fière de Galileo. S'agit-il, tel Christophe Colomb, de découvrir de nouveaux mondes ? Contentons-nous de nous adapter au monde actuel, tel qu'il est. Cette « boussole » est-elle morale, après que l'Occident en général et l'Europe en particulier semble avoir « perdu le Nord » à force de lâcheté après les désastres stratégiques en Syrie et en Crimée ? Mais on est lâche quand on se sent faible, quand on manque de moyens, de capacités ; renforçons-nous, et le courage reviendra ! Ce n'est pas d'un concept théorique dont l'Europe a besoin, mais de renforcements capacitaires, et de capacités adaptées aux nouvelles menaces.

Pour cela, l'UE sera toujours à la remorque de l'OTAN, qui a une bonne longueur d'avance dans l'élaboration de sa « vision 2030 ». Un nouveau concept stratégique est d'ailleurs attendu pour le sommet du premier semestre 2021 à Bruxelles, ce qui reviendra à saper par anticipation toute velléité de pensée d'autonomie pour l'UE, qui doit finaliser sa « boussole stratégique » un an plus tard. L'initiative « NATO 2030 » a été lancée en juin 2020 pour renforcer l'Alliance politiquement, militairement et lui donner une perspective plus mondiale tout en restant focalisée sur sa nature « régionale ».

Qui peut penser qu'en cherchant son avenir à la boussole, l'UE parvienne à un tel niveau d'ambition ? Avec le retour de « GI Joe » en Europe, la machinerie de l'OTAN est lancée, que restera-t-il après le sommet de Bruxelles comme décisions stratégiques originales à l'Europe ?

Partage d'intérêts communs dans la défense

Nous vivons une période clef, où de nouvelles technologies déstabilisantes, conduisant à une augmentation des risques et des menaces, peuvent remettre en cause la survie d'une nation et la préservation de ses intérêts vitaux. Face à ces réalités d'un futur proche, l'UE semble naviguer à vue. Or l'Europe devrait s'investir dans l'élaboration de nouveaux traités permettant de mieux maitriser ces nouvelles formes conflictuelles, et ses États renforcer le discours dissuasif en vue d'éviter toute forme d'escalade « originale » que nous ne saurions contrôler avec des moyens conventionnels : nous ne pouvons plus préparer la guerre seulement dans les milieux terrestre, maritime et aérien. Avec le risque de conflits dans les espaces cybernétique, exo- et endo-atmosphérique, et dans le champ électromagnétique, robotique, quantique ou de l'intelligence artificielle, l'extension du domaine de guerre nous impose de réfléchir à un nouvel âge nucléaire, qui pourrait une ère post-nucléaire si la dissuasion nucléaire était contournée par ces nouvelles armes du fait de leur fulgurance.

La « boussole stratégique » prendra-t-elle en compte, au niveau européen, ces nouveaux enjeux ? Pour leur part, les Britanniques ont déjà apporté leur réponse avec une nouvelle doctrine de défense conforme à leur vision « Global Britain », qui place la R&D au sommet des priorités. Car la logique de puissance, comme l'énergie, est facteur de la masse et de la vitesse ; il faut donc augmenter la vitesse quand la masse diminue et réciproquement. Intervenant après la nouvelle doctrine britannique et le nouveau concept stratégique de l'OTAN, la « boussole » de l'UE ne parviendra qu'à illustrer son décrochage et son inadéquation aux question de défense, dès lors qu'on aborde les sujets sérieux et réalistes au-delà des pétitions de principe. Bien que les Britanniques n'aient jamais cru à « l'Union européenne de défense » (comme disent les Allemands), leur départ fait de l'UE une puissance militaire encore moins crédible qu'avant.

Pourtant, la PFUE permettra de mettre à l'agenda, sans détour, ces enjeux géostratégiques et militaires et de conditionner leur réalisation à un pacte commun en faveur d'une Europe résiliente, y compris pour sa défense. La PFUE se prépare dès maintenant afin de signifier à nos partenaires qu'il n'est plus possible pour la France de servir leurs intérêts dans d'autres politiques européennes qui génèrent d'énormes excédents commerciaux à leur profit vis-à-vis de la France, à moins de s'entendre sur le partage d'intérêts communs en matière de défense, là où la France dispose d'une industrie et de capacités d'action performantes.

               ------------------------------------------------------------------------------------

(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 17
à écrit le 22/04/2021 à 21:50
Signaler
La France seul n'a pas les moyen de proteger l'union europeen , l'Allemagne n'a aucune volonté sur le sujet ... Mais l'union europeen dois impérativement develloper une defence commune ... Îls nous faut develloper une organisation militaire type OTA...

à écrit le 13/04/2021 à 6:33
Signaler
"denominateur commun des interets", belle formule quand on pense que chaque pays se tire la couverture. Maintenant, son orientation, l'europe a non seulement perdu le nord, mais elle est a l'ouest. Du pain beni pour la Chine, la Russie et les USA.

à écrit le 12/04/2021 à 22:36
Signaler
Investir dans la résilience, la gestion de crise, partenariats etc... mots vide de sens de la ministre. Nous avons malheureusement pas la démographie pour couvrir un très large territoire avec notre armée, nous devons nous occuper de nos intérêts !

à écrit le 12/04/2021 à 21:58
Signaler
On devrait arrêter de jouer au c... Les allemands se foutent de nous. Mettons un terme aux faux semblants. Sortons de l’euro et arrêtons de blaguer. Quand un pays importe plus d’un autre qu’il n’exporte, c’est lui qui a le choix. Il n’y a pas grand ...

à écrit le 12/04/2021 à 18:15
Signaler
Pourquoi ne pas proposer une réforme de l’UE ? Faire des groupes dans l’UE et proposer aux Européens de voter un des groupes pour la présidence : ( comme pour le foot) 1 groupe : Allemagne , France , Italie 2 groupe : Portugal , Hongrois , Pays...

à écrit le 12/04/2021 à 13:12
Signaler
"Boussole stratégique", le terme est hilarant en soi, tellement il est éloigné de ce que peut faire ou penser l'UE sur un plan collectif. Votre constat est limpide, mais votre erreur est d'y croire encore. L'Europe n'est qu'un tigre de papier économ...

le 12/04/2021 à 14:20
Signaler
Pour aller dans votre sens , il est fascinant de voir que les plus acharnés des européistes sont des politiques issus du pays qui est le dindon de la farce européenne , la France . Les autres s'accommodent fort bien des lacunes et inepties de cette c...

le 12/04/2021 à 18:57
Signaler
@philbeau On a les politiciens les plus bêtes de l'UE. Aveuglement et lâcheté sont leurs plus grandes qualités et ils vendraient leur mère pour "la construction européenne" qui ne se fera jamais, quelle qu'en soit la forme. Comme dit dans certains ...

à écrit le 12/04/2021 à 12:47
Signaler
il faut arrêter avec ce mythe européen.... ça m'insupporte de plus en plus ! Qu'en 1990, avec la chute du mur etc, on se dise que c'est la fin de l'histoire et qu'on se mette à penser que maintenant il y aurait une communauté de destins, à la limite....

le 12/04/2021 à 13:50
Signaler
"tout le monde a compris que"... encore une incantation biblique basée sur une appréciation personnelle ! Mis à part ça vous semblez peu au fait des initiatives bilatérales en matière de défense au sein de l'UE. L'article met le doigt là où ça fait m...

le 12/04/2021 à 14:21
Signaler
@ Réponse de @leonidas — L'approche de Leonidas est parfaitement justifiée. L'argument consistant à dire que l'union fait la force nous a joué un mauvais tour, car il vaudrait mieux dire : "L'illusion de l'union fait notre faiblesse". La France ne po...

à écrit le 12/04/2021 à 12:42
Signaler
Bref! L'UE ne fait pas confiance en sa population pour sa défense, elle n'est considéré que comme des consommateurs! Un élevage en fait!

à écrit le 12/04/2021 à 10:26
Signaler
Le problème est juste dans le postulat de départ : une illusion. La fameuse Europe dont on nous parle à longueur de temps, n’existe que comme une expression géographique (et même, les géographes ne sont pas d’accord sur ses limites!). Historiquement...

à écrit le 12/04/2021 à 10:10
Signaler
l UE de la defense est illusoire. jamais un hollandais ou un polonais ne voudra mourrir pour proteger un tyran africain corrompu. Quant au fait que les autres pays europeens ne veulent pas de passer du parapluie US n a rien de scandaleux. Qui serait...

le 13/04/2021 à 6:42
Signaler
Faut preciser aussi qu'en 1`918, le front de la Marne a ete gagne par le fait de l'appui americain, Australien, et Anglais, en contre offensive. Bref l'armee francaise pas de quoi pavoiser.

à écrit le 12/04/2021 à 9:44
Signaler
"Dès lors, à quoi bon communiquer sur un échec annoncé ?" Nous voyons bien que les politiciens ne sont plus que des communiquants n'ayant absolument plus aucun pouvoir sur quoi que ce soit. Regardez ils nous ont promis de rester à l'heure d'été i...

à écrit le 12/04/2021 à 8:56
Signaler
La meilleure façon d'orienter sa défense c'est de créer ses propres attaques et ses ennemis invisibles! Toujours a la ramasse quand on professionnalise pour finir par la privatisation!

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.