Il est grand temps que les dirigeants politiques et les nations qui veulent sauver l'Eurozone se préoccupent de ce que solidarité veut dire. En effet, raison et éthique doivent se conjuguer pour fonder une issue à la crise sur un socle de solidarité.
Les marchés financiers ne laissent ni marge de manoeuvre ni temps disponible aux États. Désormais, ils décident seuls de la valeur des obligations souveraines, et ils pénalisent tous les pays membres de l'Union monétaire, sauf l'Allemagne. Pour endiguer leur pression, une solidarité beaucoup plus puissante est nécessaire ; elle est possible si l'on accepte de mutualiser les risques et de créer un vaste marché d'eurobonds. Cela implique des transferts importants de la part de l'Allemagne et plus généralement des créanciers vers les débiteurs.
Mais la contrepartie de la solidarité, c'est la responsabilité. Les institutions communautaires ont donné force législative au devoir d'assainissement des finances publiques nationales et à sa surveillance. Il faudra aller au-delà, harmoniser la fiscalité et créer une taxe sur les transactions financières, ce que veulent l'Allemagne et la France, mais aussi fonder une politique bancaire commune et doter l'Union d'un véritable budget, ce qu'elles ne veulent pas encore.
Ce n'est pas tout. Les divergences de compétitivité entre les pays membres ont explosé depuis les années 2000, c'est un facteur essentiel de désintégration de l'Union. Les institutions communautaires appellent les États membres à accomplir des "réformes de structure ", mais lesquelles ?
Libéraliser, appliquer toujours plus strictement la politique de concurrence pour diminuer les rentes improductives et encourager l'innovation ? C'est insuffisant. Mario Monti a lui-même souligné que le manque d'appropriation des opportunités du marché unique est dû aussi à la faiblesse des politiques publiques de dimension communautaire. Ainsi a-t-il appelé à un compromis politique historique entre les pays anglo-saxons et nordiques pro-libre-échange, et les États continentaux qui souhaitent partager des règles et des politiques en matière sociale, fiscale et industrielle. Nous nous réjouissons qu'il prenne les rênes en Italie et nous sommes sûrs qu'il viendra dans le même esprit à la table du Conseil européen.
Michel Barnier s'est attelé à la tâche mais ses efforts, ainsi que ceux des acteurs économiques et financiers qui souhaitent mutualiser des ressources afin de développer l'investissement de long terme d'intérêt européen et l'intégration industrielle, manquent d'appuis politiques.
Comment croire que, sans coopération, la Grèce mais aussi la France pourront rétablir leur compétitivité et se réindustrialiser ? Ceci serait pourtant bénéfique, y compris pour l'Allemagne dans l'Union et face à la compétition mondiale.
La solidarité est une valeur qui ne va pas de soi : chacun peut se déclarer pour, mais quand il s'agit d'en supporter le coût, c'est tout autre chose. Les traités européens se sont inspirés de l'ordolibéralisme allemand et de son "économie sociale de marché ". Ce concept doit évoluer car il repose plus sur la responsabilité individuelle et collective que sur la solidarité envers autrui. Or il y a besoin d'une solidarité qui ne consiste pas purement et simplement en subventions des faibles, mais qui les accompagne dans leurs efforts de responsabilité pour l'emploi, la formation et la production. Soulignons que l'interventionnisme keynésien national n'est pas plus porteur de solidarité que l'ordolibéralisme : ainsi, en France, les réalités que sont l'excès des dettes et la sous-compétitivité sont encore largement minimisées. On n'est pas solidaire quand on demande aux autres pays de payer pour ses propres manquements.
Il n'y a que trois scénarios pour le futur de l'Union : désintégration, divergences internes constantes mais plus ou moins organisées entre des États divisés, ou une perspective fédérale d'un type nouveau pour l'Eurozone, associée au renforcement de la cohésion de l'Union dans son ensemble.
Seule cette dernière perspective est acceptable : il faut mobiliser pour la concevoir et la faire gagner. Dans l'immédiat, il faut reprendre la main en créant un pare-feu uni face au marché en assurant la liquidité, en nettoyant les écuries d'Augias et en commençant à relancer l'investissement au niveau communautaire.
Alors que les Français craignent la perspective de réformes des traités, les Allemands s'y préparent. Après Jean-Claude Trichet et Michel Barnier qui ont proposé de bâtir un ministère de l'Économie et des Finances européen, Wolfgang Schäuble et Angela Merkel ont pris l'initiative et le leadership. Ils ramènent l'Allemagne vers ses racines européennes. La CDU a même suggéré une perspective fédérale avec un président de la Commission élu au suffrage universel. Discutons de ces vues.
Pour notre part, nous disons oui à une perspective d'union politique pour l'Eurozone, mais en conjuguant l'approche communautaire avec l'approche intergouvernementale, et sur mandat précis : pas seulement la surveillance et la sanction éventuelle des États pour le nécessaire désendettement, mais aussi le partage de politiques sociales et industrielles pour concrétiser une espérance commune de croissance durable.
En France, la zizanie préélectorale s'oppose à l'entente nécessaire pour consolider l'action de l'État sous le feu. Et le débat sur les choix à effectuer pour consolider l'Union n'est pas encore ouvert. Hubert Védrine exprime une vue largement partagée qui consiste à vouloir une Eurozone plus unie mais en préservant strictement la souveraineté nationale et budgétaire : ceci est contradictoire.
La méthode européenne de préparation des réformes ne devra pas reproduire celle de la Convention de 2004, mais s'opérer dans deux cercles. D'une part, ceux qui veulent participer aux solidarités qu'implique la consolidation de l'Eurozone ; d'autre part, tous ensemble pour le renforcement de la cohésion de l'Union.
Nous sommes maintenant entrés dans la phase du défi démocratique. Comme l'a dit Paul Ricoeur s'inspirant de Hannah Arendt, le gouvernement d'une société divisée est assis sur du sable. C'est encore plus vrai pour l'Union : une force politique unie ne pourra reposer que sur la volonté partagée de sociétés nationales voulant fédérer leurs forces et s'impliquer. Qu'ils soient citoyens ou acteurs économiques et sociaux, commençons par donner la parole aux intéressés.
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